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par Edouard Husson

En plein apaisement à Sciences Po sur Gaza, Attal jette de l’huile sur le feu
Dimitar DILKOFF / AFP

A quoi joue Gabriel Attal? Est-il mécontent que la direction et les manifestants de Sciences Po aient trouvé un accord le 26 avril? Ce 27 avril, il a à nouveau jeté de l’huile sur le feu, à l’unisson de tous ceux, des macronistes à « l’extrême-droite »‘, qui accusent la direction d’avoir « cédé à l’extrême gauche ». Je réagis comme ancien recteur d’académie et ancien directeur de grande école. La direction de Sciences Po a pris une sage décision en établissant un dialogue avec les manifestants qui protestent contre le massacre des populations civiles à Gaza. J’entends beaucoup d’indignation dans les médias et sur les réseaux sociaux. Mais la direction de Sciences Po et le gouvernement s’étaient pris les pied dans le tapis à la mi-mars, en prenant des positions pro-israéliennes, contribuant à la radicalisation des défenseurs des Palestiniens. Il était grand temps de sortir de l’impasse. L’université doit rester, autant que possible, un lieu de libre débat, où toutes les opinions sont respectées. Si l’on interdit un débat, pour des raisons de paix civile au sein de l’établissement, ce ne peut être au détriment d’une seule des deux parties. Surtout, règle d’or, il faut éviter toute ingérence du gouvernement dans les affaires de l’université. Le directeur de Sciences Po serait en droit, ce 27 avril, au nom de l’autonomie des établissements et des libertés académiques, de remettre en place Gabriel Attal.

A la mi-mars, le gouvernement et les médias avaient surréagi à une polémique sur les réseaux sociaux. En substance, on avait accusé certains étudiants de Sciences Po d’avoir refoulé une étudiante d’un amphithéâtre « parce qu’elle était juive ». Aussitôt, le président de la République et le gouvernement avaient jeté de l’huile sur le feu:

Le 12 mars, des étudiants du Comité Palestine de Sciences Po Paris investissent par surprise un amphithéâtre de cet institut, pour une conférence destinée à marquer leur solidarité avec les victimes du massacre en cours à Gaza.

Quelques heures plus tard, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) publie, sur X (ex-Twitter), un post affirmant que des adhérents de ce syndicat ont été « pris à partie comme juifs et sionistes » lors de ce meeting, puis un autre message soutenant qu’une étudiante en particulier a été empêchée d’entrer dans l’amphithéâtre parce qu’elle était « sioniste et juive ».

Aussitôt, les accusations d’antisémitisme pleuvent sur les organisateurs de la conférence : Emmanuel Macron, président de la République, se scandalise pendant le conseil des ministres qu’« une jeune femme juive a(it) été interdite d’accès et victime de propos antisémites », et son Premier ministre, Gabriel Attal, fustigeant ce qu’il appelle « une dérive liée à une minorité agissante et dangereuse à Sciences Po », annonce avoir saisi la justice.

La presse et les médias s’emparent de ce qu’ils présentent dès lors comme « une affaire d’État » Blast, 17 mars 2024

Finalement, Le Parisien avait rétabli les faits, mais sans qu’on en tire toutes les conséquences: l’étudiante concernée avait été refoulée de l’amphithéâtre parce qu’elle ne voulait pas renoncer à filmer les débats malgré la demande des organisateurs.

L’impératif pour un dirigeant d’établissement universitaire: bannir la politisation des discussions internes

Un président d’université ou un directeur de grande école sont confrontés, le plus souvent, à des situations complexes. Les étudiants se passionnent pour des questions politiques ou des enjeux de société. Le chef d’établissement est garant de la liberté des opinions à l’intérieur de son établissement. Il doit permettre que la diversité des convictions s’y expriment.

Je suis le premier à reprocher à des présidents d’université ou à des directeurs d’école de manquer de courage quand ils laissent boycotter tel ou tel orateur sur leur campus sous prétexte qu’il serait « catholique » ou « d’extrême droite ». Mais c’est pour cette même raison que je refuserais d’interdire un débat sur Gaza dans un établissement.

Le fait que les organisateurs des débats sur Gaza à Sciences Po ou dans des universités soient qualifiés « d’extrême-gauche » m’inspire trois réflexions: (1) je voudrais être sûr que les prescripteurs d’opinion qui les qualifient ainsi ne cèdent pas à la facilité des amalgames. (2) Nous n’y pouvons rien si, comme je le faisais remarquer hier, la droite est myope au point de laisser la gauche s’emparer d’une cause humaine, qui n’est ni de droite ni de gauche, celle de la dénonciation des crimes de guerre israéliens à Gaza, en Cisjordanie et au Liban. (3) Je comprends très bien l’émotion qui est celle de la communauté juive après l’attaque-surprise des combattants palestiniens de Gaza le 7 octobre 2023. Et un directeur d’école doit se tenir prêt à rappeler à l’ordre aussi bien ceux qui voudraient faire taire les pro-Israël que ceux qui voudraient faire taire les défenseurs de la cause palestinienne.

Comme dirigeant d’établissement universitaire, on n’a aucune opinion personnelle à exprimer. Il est légitime de laisser s’exprimer des étudiants qui défendent la Palestine; tout comme des étudiants qui défendent Israël. En réalité, il y aura vraisemblablement plus de deux points de vue. J’imagine des étudiants organisant un débat sur la nécessité de remplacer Netanyahu; ou bien une conférence spécifiquement dédiée aux Palestiniens chrétiens; ou une autre cherchant à comprendre comment les mouvements combattant palestiniens ont refait l’unité nationale, à l’occasion de la présente guerre, après des décennies de détestation mutuelle. La multiplication des approches nuancées serait un succès pour l’espace académique.

Bien évidemment, tout cela peut, à l’inverse, dégénérer, vu qu’il y a le risque d’importer des passions inexpiables à la place du libre débat des idées. Et donc, un directeur de Sciences Po doit se tenir prêt à éventuellement interdire TOUT débat sur la question – aussi bien ceux où s’expriment des points de vue pro-palestiniens que ceux où s’expriment des points de vue pro-israéliens. Si la dynamique des débats – éventuellement alimentée de l’extérieur de l’établissement – amenait à des amalgames permanents (aussi bien Netanyahu = Israël = Juifs: ou étudiants manifestants pour Gaza = gauchistes = islamistes = apologie du terrorisme), alors le le devoir du chef d’établissement serait d’interdire les débats sur la question.

Et il faut alors faire savoir bien fort que l’on a interdit les débats organisées par TOUTES les parties, pour préserver la paix civile dans l’établissement.

Ce que je dis pourrait s’appliquer à la guerre d’Ukraine. Le premier réflexe d’un chef d’établissement devrait être de laisser s’exprimer les points de vue des deux parties. Ou bien d’interdire tout débat sur le sujet si cela risquait de dégénérer.

En mars, on avait demandé à la direction de Sciences Po de prendre partie pour Israël

Ce qui était insupportable dans les événements de la mi-mars, c’est l’ingérence politique, jusqu’au sommet de l’Etat. Emmanuel Macron et Gabriel Attal n’ont fait que reproduire ce qui se passait aux Etats-Unis, où des présidents d’université ont été convoqués par la commission éducation de la Chambre des Représentants. J’ai dit avant-hier ce que je pensais des interventions du Speaker de la Chambre, Mike Johnson, à Columbia.

En tout cas, à la place du directeur de Sciences Po, en mars, j’aurais convoqué les médias pour faire savoir mon profond mécontentement de l’intervention du chef de l’Etat et du Premier ministre. Et j’aurais demandé solennellement que l’on respecte la liberté académique, fondement de toute vie universitaire. Evidemment, cela aurait été l’occasion de rappeler aux étudiants que toute manifestation d’intolérance dans l’établissement mettait en danger la possibilité de tenir des débats.

Je ne suis pas étonné de ce qui s’est passé depuis le 13 mars. Confrontés à l’ingérence du pouvoir politique, les étudiants soucieux du sort des Palestiniens se sont radicalisés. Je n’approuve pas la venue de personnalités politiques devant Sciences Po durant toute la journée du 26 avril (j’en ai parlé hier soir). Mais ce qui devait arriver est arrivé.

Nouvelle ingérence scandaleuse de Gabriel Attal ce 27 avril

Loin de comprendre sa lourde responsabilité dans les événements en cours, Gabriel Attal a remis le couvert ce samedi 27 avril après qu’un accord a été trouvé entre direction et étudiants:

Le Premier ministre Gabriel Attal, lors d’un déplacement à Pirou dans la Manche ce samedi 27 avril, a vivement critiqué les événements survenus cette semaine à Sciences Po Paris. Il a qualifié les tensions entre manifestants pro-palestiniens et pro-israéliens de « spectacle navrant et choquant », orchestré par une « minorité agitée » et « des forces politiques, notamment La France insoumise ».i24news.tv

Que cherche le Premier ministre? A faire capoter tout accord et mettre l’université à feu et à sang? En tout cas, il reprend la rhétorique qui voudrait assimiler la défense humaniste des victimes de Gaza à du « wolkisme »: il s’agirait de n’avoir aucune « tolérance avec l’action d’une minorité agissante et dangereuse qui cherche à imposer ses règles et une idéologie d’outre-Atlantique ».

[A moins que dans un soudain accès de lucidité, le Premier ministre parle non pas du wokisme mais des néo-conservateurs….]

La direction de Sciences Po a raison de jouer la carte du dialogue et de l’apaisement

Pour toutes les raisons que je viens d’énumérer, j’approuve la reprise du dialogue.

Puisqu’à Sciences Po on est fasciné par les Etats-Unis, eh bien, qu’ils y aillent pour un « townhall » , c’est-à-dire une réunion de dialogue de la direction avec les salariés, la faculté et les étudiants.

Je ne vois aucune atteinte à l’autorité des dirigeants de l’établissement dans l’interruption de procédures disciplinaires. On sape l’autorité en lui faisant servir de mauvaises causes.

Reste la question de « l’investigation des partenariats de l’école avec des universités ou des organisations soutenant l’Etat d’Israël ». La direction de Sciences Po réagit prudemment. Et elle a raison.

De quoi parle-t-on? Un boycott des universités israéliennes? Je ne suis pas sûr que ce serait opportun vu que ce sont des institutions où l’on trouve des gens hostiles à la politique de l’actuel gouvernement israélien. Des universités partenaires d’autres pays? Les étudiants idéalistes devraient faire confiance au bon sens de la faculté et des centres de recherche au sein de Sciences Po pour savoir ce qui est opportun.

Le Courrier des Stratèges