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La vision orientale du président iranien Ebrahim Raisi a contribué à faire progresser le lien stratégique Moscou-Téhéran-Pékin et à ouvrir la voie à l’institutionnalisation de la multipolarité.

Pepe Escobar

Au milieu de la tristesse et du chagrin suscités par la perte du président iranien Ebrahim Raisi, prenons un moment pour mettre en lumière le chemin critique qu’il a contribué à tracer vers un nouvel ordre mondial.

Depuis près de trois ans que M. Raisi a accédé à la présidence iranienne, l’intégration eurasienne et le mouvement vers la multipolarité ont été fondamentalement menés par trois acteurs majeurs : La Russie, la Chine et l’Iran.

Ces trois acteurs ne sont pas par hasard les trois principales « menaces existentielles » pour la puissance hégémonique.

Dimanche dernier, à 22 heures, à Moscou, le président russe Vladimir Poutine a invité l’ambassadeur d’Iran à Moscou, Kazem Jalali, à participer à une réunion impromptue avec la crème de la crème de l’équipe de défense russe.

Cette invitation est allée bien au-delà des conjectures myopes des médias sur la question de savoir si la mort prématurée du président iranien était due à un « crash accidentel » ou à un acte de sabotage. Elle est le fruit du travail inlassable de M. Raisi pour positionner l’Iran comme une nation tournée vers l’Est, forgeant avec audace des alliances stratégiques avec les grandes puissances asiatiques tout en adoucissant les relations de Téhéran avec d’anciens ennemis régionaux.

Une intégration eurasienne accrue

Revenons à cette table du dimanche soir à Moscou. Tout le monde était présent, du ministre de la défense Andrei Belousov et du secrétaire du Conseil de sécurité Sergei Shoigu au chef d’état-major général Valery Gerasimov, en passant par le ministre des situations d’urgence Aleksandr Kurenkov et l’assistant spécial du président, Igor Levitin.

Le principal message véhiculé est que Moscou soutient Téhéran. La Russie soutient totalement la stabilité et la continuité du gouvernement en Iran, qui sont déjà pleinement garanties par la constitution iranienne et ses dispositions détaillées relatives à une transition pacifique du pouvoir, même dans des circonstances inhabituelles.

Alors que nous sommes plongés dans un mode de guerre hybride totale – à la limite de la guerre chaude – sur la majeure partie de la planète, les trois États civilisateurs qui façonnent un nouveau système de relations internationales ne sauraient être plus évidents.

La Russie, l’Iran et la Chine (RIC) sont déjà liés par des partenariats stratégiques bilatéraux et globaux ; ils sont membres des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), et leur modus operandi a été entièrement dévoilé à l’ensemble de la majorité mondiale lors du sommet crucial entre Poutine et le président chinois Xi Jinping, qui s’est tenu à Pékin la semaine dernière.

En bref, aucune des trois puissances asiatiques ne permettra aux autres partenaires d’être déstabilisés par les suspects habituels.

Un bilan brillant

Le défunt président Raisi et son principal diplomate, le ministre des affaires étrangères Hossein Amir-Abdollahian, laissent un héritage remarquable.

Sous leur direction, l’Iran est devenu un membre des BRICS, un membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et un acteur majeur de l’Union économique eurasienne (UEEA). Il s’agit là des trois principales organisations multilatérales qui ouvrent la voie à la multipolarité.

Le nouvel élan diplomatique de l’Iran a atteint les principaux acteurs arabes et africains, de l’Arabie saoudite, du Koweït et de l’Égypte à la Libye, au Soudan et à Djibouti. Pour la première fois, Téhéran a mené une opération militaire sophistiquée et de grande envergure contre Israël, en tirant un barrage de drones et de missiles depuis le territoire iranien.

Les relations entre l’Iran et la Russie ont atteint un niveau supérieur en matière de coopération commerciale et militaro-politique. Il y a deux ans, Poutine et Raisi se sont mis d’accord sur un traité bilatéral global. Le projet de document de base est désormais prêt et sera signé par le prochain président iranien, ce qui élargira encore le partenariat.

Comme un membre d’une délégation iranienne me l’a dit l’année dernière à Moscou, lorsque l’on a demandé aux Russes ce qu’il pourrait y avoir sur la table, ils ont répondu : « Vous pouvez nous demander n’importe quoi. » Et vice versa.

Ainsi, toutes les déclinaisons imbriquées du changement stratégique « Look East » de Raisi, couplé au « pivot vers l’Asie » de la Russie, sont abordées par Moscou et Téhéran.

Le Conseil des ministres des affaires étrangères de l’OCS se réunit ce mardi et mercredi à Astana pour préparer le sommet de juillet, au cours duquel la Biélorussie deviendra membre à part entière. Le cabinet de l’Arabie saoudite a également approuvé la décision de Riyad d’adhérer à l’OCS, probablement l’année prochaine.

La continuité du gouvernement iranien sera pleinement représentée à Astana par le ministre des affaires étrangères par intérim, Ali Bagheri Kani, qui était le numéro deux d’Amir-Abdollahian. Il devrait immédiatement entrer en scène aux côtés du ministre russe des affaires étrangères, Sergey Lavrov, et de son homologue chinois, Wang Yi, pour discuter de la voie multipolaire à plusieurs niveaux.

Une déclaration commune hypersonique

La charte globale de ce qu’implique un nouveau système a été révélée la semaine dernière lors du sommet historique Poutine-Xi, par le biais d’une déclaration conjointe en 10 chapitres, longue de plus de 12 000 mots, où le terme « coopération » apparaît pas moins de 130 fois.

Ce document peut être interprété à juste titre comme un manifeste hypersonique commun faisant voler en éclats l' »ordre international fondé sur des règles » artificiel de Washington.

Cette section est particulièrement remarquable :

Tous les pays ont le droit de choisir indépendamment leurs modèles de développement et leurs systèmes politiques, économiques et sociaux en fonction de leurs conditions nationales et de la volonté de leurs peuples, de s’opposer à l’ingérence dans les affaires intérieures des pays souverains, de s’opposer aux sanctions unilatérales et à la « juridiction des armes longues » sans base juridique internationale ni autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies, et de s’opposer à l’établissement de lignes idéologiques. Les deux parties ont souligné que le néocolonialisme et l’hégémonisme sont totalement contraires à la tendance actuelle et ont appelé à un dialogue égal, au développement de partenariats et à la promotion des échanges et de l’apprentissage mutuel entre les civilisations.

L’Iran, sanctionné à mort pendant plus de quarante ans, apprend aujourd’hui directement de la Chine et de la Russie les efforts qu’elles déploient pour détruire les récits de « découplage » ainsi que l’effet d’un tsunami de sanctions occidentales sur la Russie.

Par exemple, un réseau de corridors ferroviaires Chine-Europe est désormais principalement utilisé pour expédier des marchandises chinoises en Asie centrale et les réexporter vers la Russie.

Pourtant, ce boom commercial s’accompagne d’une augmentation des goulets d’étranglement logistiques. Pratiquement tous les ports européens refusent de traiter les cargaisons en provenance ou à destination de la Russie. Et les plus grands ports russes continuent de rencontrer des problèmes : Vladivostok n’a pas la capacité d’accueillir de grands cargos, tandis que Saint-Pétersbourg est très éloigné de la Chine.

C’est pourquoi le chapitre 3 de la déclaration conjointe Russie-Chine met particulièrement l’accent sur « la coopération dans le domaine des ports et des transports, notamment en développant davantage d’itinéraires logistiques », sur l’approfondissement de la coopération financière, « notamment en augmentant la part de la monnaie locale dans les services financiers », et sur le renforcement de la coopération industrielle, « notamment dans des domaines stratégiques tels que la construction de voitures et de bateaux, la fonderie de métaux et les produits chimiques ».

Tout cela s’applique également à la coopération entre la Russie et l’Iran, par exemple pour rationaliser le corridor international de transport nord-sud (INSTC), en particulier d’Astrakhan, dans la mer Caspienne, aux ports iraniens, puis par les routes jusqu’au golfe Persique.

Le ministre iranien des affaires étrangères, Bagheri Kani, avait précédemment fait remarquer que grâce à la « situation géopolitique exceptionnelle » de l’Iran, qui lui permet d’atteindre l’Asie occidentale, le golfe Persique, la région de la mer Caspienne et l’Eurasie au sens large, l’Iran peut contribuer à la « croissance économique et au potentiel économique » de tous les acteurs de la région.

La visite de Poutine en Chine la semaine dernière comprenait une visite à Harbin, la grande ville du nord-est du pays, qui a des liens géographiques et historiques étroits avec la Russie. Une gigantesque exposition Chine-Russie a attiré plus de 5 000 entreprises commerciales. Il n’est pas exagéré d’imaginer une exposition Russie-Iran tout aussi réussie dans un port de la Caspienne.

Projet prométhéen

Ce qui relie la Russie, la Chine et l’Iran, c’est avant tout un cadre émergent conçu par des États civilisationnels souverains. Le décès du président-martyr Raisi ne changera rien à la situation.

Nous sommes au milieu d’un long processus dans un environnement conditionné depuis des décennies par la douleur et la peur. Ce processus a pris une ampleur considérable ces dernières années, à commencer par le lancement officiel des Nouvelles Routes de la Soie en 2013.

Les Nouvelles Routes de la Soie et l’initiative « la Ceinture et la Route » (BRI) sont un projet prométhéen qui est autant géopolitique que géoéconomique. Parallèlement, le rôle de l’OCS en tant que mécanisme de coopération économique s’est progressivement développé. Une fois encore, l’Iran est l’un des principaux membres de la BRI, de l’OCS et des BRICS.

Après le coup d’État de Maïdan en Ukraine en 2014, le partenariat stratégique Russie-Chine a vraiment commencé à s’accélérer. Bientôt, l’Iran a vendu la quasi-totalité de sa production de pétrole à la Chine et s’est placé sous la protection du parapluie nucléaire chinois.

Puis l’Empire a été humilié en Afghanistan. Et l’opération militaire spéciale en Ukraine en février 2022. Et l’expansion des BRICS sur des terrains anciennement occidentaux dans le Sud.

Lors de sa mémorable visite à Moscou au printemps 2023, Xi a déclaré à Poutine que des « changements sans précédent depuis cent ans » allaient se produire et que tous deux devraient être à la tête de ces changements inévitables.

C’est exactement le cœur de leurs discussions de la semaine dernière à Pékin.

Le bombardement par l’Iran du territoire israélien ultra-protégé avec une précision parfaite – en réponse à une attaque terroriste contre son consulat diplomatique dans un pays tiers – a envoyé un message clair comme de l’eau de roche, qui a changé la donne et qui a été parfaitement compris par la majorité mondiale : le pouvoir de l’hégémon en Asie occidentale touche à sa fin.

La perte du Rimland est un anathème pour la géopolitique parfaitement américaine. Il faut qu’elle reprenne le contrôle, car elle sait à quel point c’est important.

Nouvelle orientation

L’ange de l’histoire indique toutefois une nouvelle direction : la Chine, la Russie et l’Iran sont les souverains naturels qui façonnent la réémergence du Heartland.

Concrètement, ces trois souverains ont le niveau épistémologique, la volonté, la créativité, les capacités d’organisation, la vision et les outils de pouvoir nécessaires à la réalisation d’un véritable projet prométhéen.

Cela peut sembler un miracle, mais les dirigeants actuels des trois États partagent cette compréhension et cette volonté communes.

Par exemple, quoi de plus séduisant que la possibilité de voir l’ancien négociateur nucléaire Saeed Jalili devenir le prochain président de l’Iran, aux côtés du nouveau ministre des affaires étrangères Ali Bagheri Kani ? Dans le passé, Jalili a été considéré comme trop « dur » pour les palais occidentaux, mais l’Occident n’a plus guère d’importance sur ces côtes.

Après le grand virage de Raisi vers l’est et la multipolarité, loin de l’incursion malavisée et ratée de l’ancien président « réformateur » iranien Hassan Rouhani vers l’ouest, Jalili pourrait bien être le bon candidat pour la prochaine phase de l’Iran. Et, oh, quel fringant complément au duo Xi-Poutine ce serait.

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