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Julien Robin Doctorant en science politique, Université de Montréal

« J’ai décidé de vous redonner le choix de notre avenir parlementaire par le vote », a annoncé le chef de l’État ce dimanche 9 juin, déclarant la dissolution de l’Assemblée nationale et convoquant des élections législatives anticipées les 30 juin et 7 juillet prochains. Cette déclaration fait suite au score historique réalisé par Jordan Bardella (Rassemblement national) lors des élections européennes, et celui, beaucoup plus faible, de la majorité présidentielle (portée par Valérie Hayer). Julien Robin, doctorant en sciences politiques, spécialiste de la vie parlementaire française, revient sur les enjeux de cette décision.

Pourquoi l’enjeu du scrutin européen a-t-il un tel poids sur la vie parlementaire française ?


Le scrutin européen a longtemps été considéré comme de « second ordre » – une expression créée par les politologues Karlheinz Reif et Hermann Schmitt pour décrire les premières élections européennes en 1979 : c’est-à-dire des élections qui ne sont pas nationales, et pour lesquelles la participation est souvent plus basse qu’aux élections de « premier ordre ».

Or, depuis le scrutin européen de 2014, la participation électorale est en hausse, avec 42,43 %, soit +1,8 points de plus qu’en 2009. Cette tendance est confirmée par le scrutin de 2024, qui aura mobilisé plus d’électeurs qu’en 2019 (+2,5 points environ par rapport à la participation de 50,12 % en 2019), et où l’abstention est la plus basse depuis les élections européennes de 1994.

Ainsi, le scrutin européen semble avoir de plus en plus de poids dans la vie politique française, notamment avec la nationalisation du mode de scrutin depuis 2019 (étant donné qu’il n’y a plus qu’une circonscription électorale, les candidats sont mieux identifiés par les électeurs) et les enjeux mis en avant. En devenant un référendum anti-Macron, ces élections servent d’outil d’opposition contre le gouvernement actuel, et de tremplin électoral pour les forces politiques (notamment le RN, la LFI ou encore Renaissance).

Dans les derniers jours, cette nationalisation de l’élection s’est déroulée sur les plateaux de télévision (débat Bardella-Attal ; proposition de débat Le Pen-Macron), ce qui résonne avec l’élection présidentielle de 2022… voire donne un éventuel avant-goût de celle de 2027…

À quand remonte la dernière dissolution, et quel signal donne-t-elle à la vie politique et parlementaire française ?

La dernière dissolution remonte à 1997 et elle a été décidée par le président Jacques Chirac. Sa volonté était de redonner un souffle à la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale, qui avait été affaiblie par la mobilisation contre la réforme des retraites de 1995 et les projets de réduction de déficit en 1997. À l’époque, la majorité à l’Assemblée n’était pas strictement celle du président Chirac. Elle était issue des élections de 1993, soit deux ans avant qu’il soit élu chef de l’État. En tentant une remobilisation par les urnes, la décision prise par Jacques Chirac aboutira in fine à l’avènement de la gauche plurielle, avec un gouvernement dirigé par Lionel Jospin. Dissolution annoncée par Jacques Chirac en 1997.

Aujourd’hui, le président de la République met en avant une exigence de « clarté dans les débats » pour expliquer sa décision de dissoudre et de renvoyer les électeurs aux urnes dans les prochaines semaines. Politiquement, le contexte était épineux pour lui, avec un gouvernement minoritaire à l’Assemblée nationale (malgré les facilités institutionnelles offertes par la Constitution, comme le recours à l’article 49 al. 3 notamment pendant la réforme des retraites), où des rumeurs de motions de censure se faisaient de plus en plus pressantes ; sans compter l’explosion du nombre de groupes à l’Assemblée nationale, qui sont au nombre de dix, ce qui est exceptionnel et rend difficile l’obtention de majorités stables pour le vote de certains textes de loi. À cela s’ajoute le résultat de ces élections européennes, scrutin souvent annoncé comme celui de « mi-mandat ».

Ainsi, la dissolution peut être vue comme une décision assez typique de l’ADN marconien qui aime le disruptif, et comme un acte politique fort, qui redonne la voix aux électeurs, en particulier pour des élections législatives, puisque l’Assemblée nationale constitue la représentation nationale, c’est-à-dire l’assemblée légitime à adopter les lois selon les orientations politiques de citoyens.

Quels sont les principaux enjeux pour l’Assemblée nationale, et pour les formations qui la composent, compte tenu des résultats du scrutin européen ?

Les principaux enjeux pour l’Assemblée nationale vont être de voir si la fragmentation politique obtenue en juin 2022, avec ses dix groupes parlementaires, ce qui était inédit pour la Ve République, va se maintenir en juin 2024. En effet, celle-ci a des effets concrets sur l’organisation du travail à l’Assemblée.

Pour les formations politiques, il y a plusieurs enjeux :

  • à gauche : ces élections vont déterminer le nouveau rapport de force entre les diverses parties prenantes de la Nupes, où la gauche sociale-démocrate est ragaillardie par la troisième position de la lister PS-PP aux européennes ; la débâcle des écologistes et surtout le nouveau poids de la LFI. A peine les résultats annoncés, certaines figures à gauche en appellent à des discussions pour une liste commune, comme l’a fait Marie Toussaint.
  • pour le RN : alors que dans un sondage secret commandité par les Républicains en décembre 2023, le RN était annoncé majoritaire en cas d’élections législatives anticipées, le vrai enjeu est de savoir si le RN va parvenir à accéder au pouvoir en obtenant une vraie majorité à l’Assemblée nationale, nécessaire pour obtenir la confiance du gouvernement.

Le résultat exceptionnel du RN aux élections européennes (16 points d’avance sur la majorité actuelle) est un vrai tremplin pour ces élections anticipées.

  • pour Renaissance : alors que se posait la question de l’après-Macron dès sa réélection en 2022, Renaissance va devoir s’interroger sur son positionnement politique et surtout sur l’éventualité de mener des ententes électorales avec Les Républicains au niveau local. Cela pourrait se laisser présager, puisque Stéphane Séjourné, en qualité de SG de Renaissance a annoncé ce soir à l’AFP que la majorité « ne présentera pas de candidat » contre des députés sortants « faisant partie du champ républicain ».

Le sujet est qu’en 7 ans, le parti présidentiel est passé de la plus large majorité à l’Assemblée nationale sous la Vᵉ République en 2017, à une majorité relative en 2022, puis à un possible passage dans l’opposition.

Par ailleurs, l’enjeu pour les Républicains est de voir si le parti demeurera encore une réelle force politique nationale, en sachant qu’il vient d’effectuer son pire score dans une élection européenne, et surtout quelle sera la position adoptée en cas de succès du RN aux prochaines législatives.

La décision de dissoudre l’Assemblée nationale prise par le Président peut-elle être vue comme un aveu de faiblesse ? Quelle pourrait être la stratégie du parti présidentiel ?

C’est à la fois un aveu de faiblesse et l’anticipation d’une probable censure du gouvernement annoncée depuis des mois par certains groupes à l’Assemblée. C’est également le signe que le président Macron aura connu toutes les situations inédites sous la Ve République : la plus forte majorité puis un gouvernement minoritaire et maintenant une dissolution.

Bien que l’élection européenne de 2024 aura marqué un certain retour du clivage gauche-droite ainsi qu’un réel clivage pro- ou anti-UE, c’est forcément la force du RN qui va déterminer le positionnement de la majorité.

Il est possible que la partie la plus à droite de la majorité (comme Horizons) pèse dans les tractations internes, pour séduire des députés LR sortants, et assumer un virage plus libéral et conservateur. Cette stratégie pourrait s’envisager, notamment en raison d’un certain désaveu des électeurs de gauche Macron-compatibles, qui ont observé un certain réalignement vers la droite du marconisme, à travers la réforme des retraites, la loi sur l’immigration ou encore la réforme de l’assurance-chômage.

Une cohabitation avec le RN est-elle envisageable ? Peut-on imaginer un changement radical pour le système partisan français ?

Une cohabition avec le RN est envisageable, mais il va falloir voir concrètement au lendemain de ces élections législatives anticipées. Le système partisan français était en cours de quadripolarisation selon les politologues Bruno Jérome, Philippe Mongrain et Richard Nadeau. Les 4 blocs sont : la gauche et la droite traditionnelles, ainsi que le centrisme macronien et le RN. Désormais, ces élections vont régler les tensions internes à chaque bloc :

Pour le RN : faut-il se « normaliser » quitte à perdre des voix au profit de Reconquête ?

Pour la droite : avec qui faire une coalition (ou du moins s’entendre) pour tenter une survie politique, mais aussi influencer l’orientation des majorités à l’Assemblée ?

Pour le centre macroniste : comment se réinventer dans un second mandat qui sonne comme une fin de règne ?

Pour la gauche (globalement) : quelle ligne va dominer ? une ligne sociale-démocrate ? radicale ? une troisième voie avec l’émergence de Francois Ruffin ?

Paradoxalement, jamais les élections européennes n’auront autant affecté la vie politique française.


Propos recueillis par Clea Chakraverty.

The Conversation