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Hicham Mourad

Israël a organisé une campagne secrète sur les médias sociaux pour influencer les législateurs et l’opinion publique aux Etats-Unis dans le sens du maintien de leur soutien à la guerre féroce qu’il mène à Gaza.

C’est ce qu’a révélé le New York Times le 5 juin, indiquant que le ministère israélien de la diaspora a ordonné l’opération, qui a utilisé des centaines de faux comptes aux noms d’étudiants, de citoyens et d’électeurs américains fictifs sur X, Facebook et Instagram, exhortant les parlementaires à financer l’armée israélienne. La campagne a également créé trois faux sites d’information qui ont volé et réécrit du matériel provenant de médias américains pour promouvoir la position d’Israël. Le ministère a alloué 2 millions de dollars à l’opération et a engagé « STOIC », une entreprise de marketing politique à Tel-Aviv, pour la mener à bien, selon des responsables israéliens impliqués dans l’opération et des documents. La campagne a ciblé au moins 128 membres du Congrès, principalement de jeunes démocrates progressistes et des députés noirs, dont Hakeem Jeffries, le chef de la minorité démocrate à la Chambre des représentants, qui s’opposent au soutien militaire continu à Israël au milieu de l’augmentation des pertes civiles palestiniennes et des souffrances à Gaza.

La poursuite du soutien de la Maison Blanche à Israël dans sa guerre contre Gaza a créé un fossé grandissant, non seulement avec les jeunes démocrates progressistes, mais également entre la communauté noire, traditionnellement pro-démocrate, et le président Joe Biden, candidat à sa propre succession en novembre prochain. Pendant des décennies, malgré la diversité politique de la communauté noire, il suffisait de répondre aux préoccupations des électeurs noirs concernant les questions raciales et économiques intérieures pour solidifier leur vote en faveur du Parti démocrate. Mais cela est en train de changer.

Les Eglises jouent traditionnellement un rôle-clé dans les décisions de vote de la communauté noire. Or, de plus en plus de membres du clergé, qui la représentent, s’expriment contre le soutien de Biden à Israël. Au cours des derniers mois, plus de 1 000 pasteurs noirs — allant des Eglises baptistes conservatrices du Sud aux congrégations progressistes non confessionnelles du Midwest et du Nord-Est — ont appelé à la fin de l’offensive israélienne à Gaza. Comme dans d’autres segments du public américain, une grande partie de l’élan derrière les appels des chefs religieux noirs à un cessez-le-feu provient de fidèles plus jeunes.

Le mécontentement croissant à l’égard de la gestion du conflit par Biden était prévisible. Une enquête de la Fondation Carnegie pour la paix internationale sur l’opinion des Noirs américains sur le conflit, menée en octobre 2023, bien avant que le nombre de morts à Gaza n’augmente, révélait déjà que 95 % des Noirs rejetaient l’idée d’un « soutien indéfectible » à Israël. Ils pensaient que les Etats-Unis devraient faire pression sur Israël pour qu’il respecte le droit international humanitaire et protège les droits des Palestiniens. Une autre enquête menée à la mi-mars a montré que l’alourdissement du bilan humanitaire de l’offensive israélienne a entraîné une augmentation de la sympathie pour le sort des Palestiniens et un désir que les Etats-Unis utilisent leurs leviers diplomatiques et autres pour atténuer les violations des droits de l’homme et mettre fin au conflit.

Il est juste de supposer que la mort de trois militaires noirs dans une attaque de drone près de la frontière syro-jordanienne le 28 janvier — en réaction au soutien à Israël — a suscité des ressentiments envers la politique de Biden au Moyen-Orient et les coûts humains imposés particulièrement à la communauté noire en temps de guerre. Des organes de presse noirs n’ont pas tardé à noter que les trois militaires tués étaient noirs. Le taux élevé de service militaire parmi les Noirs, ainsi que le souvenir récent des guerres post-11 septembre 2001 — qui ont coûté 8 milliards de dollars — pèsent lourdement sur l’esprit des électeurs noirs, alors qu’ils sont aux prises avec des problèmes économiques et raciaux au niveau national. Une majorité de la communauté noire, dans laquelle tant de personnes ont des proches en service actif dans l’armée, croit que la politique de Biden au Moyen-Orient a conduit à une recrudescence des attaques contre les Etats-Unis. Cette conviction aura probablement un impact sur le vote des électeurs noirs, dont beaucoup ont historiquement montré de fortes réticences à l’égard de l’usage des armes à l’étranger et y voient des parallèles avec leur propre lutte historique pour les droits civiques.

Il n’est donc pas étonnant de voir la « National Association for the Advancement of Colored People » (NAACP), l’une des plus anciennes et plus influentes organisations américaines de défense des droits des Noirs, exhorter, le 6 juin, le président Biden à suspendre « indéfiniment » toutes les livraisons d’armes à Israël et à faire pression sur lui pour qu’il mette fin à sa guerre à Gaza, rappelant que son soutien à Israël pourrait lui nuire parmi les électeurs noirs lors de l’élection de novembre. L’appel de la NAACP est un rare exemple de l’intrusion dans la politique étrangère américaine de cette organisation de défense des droits civiques. Sa position représente le dernier signe avant-coureur que Biden pourrait payer un prix aux urnes pour son soutien indéfectible à Israël.

Les électeurs noirs ont longtemps été de fidèles partisans du parti démocrate, et leur forte mobilisation a joué un rôle-clé dans la victoire de Biden en 2020 lorsqu’il a battu le Républicain Donald Trump, qu’il affronte à nouveau cette année. Mais les récents sondages et leurs prises de position publique montrent un recul de leur soutien à Biden à cause de sa position sur la guerre de Gaza. Même s’il est improbable, voire impossible, qu’ils votent pour Trump, une importante abstention des Noirs à la présidentielle pourrait coûter cher à Biden.

Al Ahram