Valls-Dieudonné-Soral : la démocratie en danger ?

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L’humoriste Dieudonné est connu pour son militantisme antisioniste. Il en a fait son combat et le revendique sans détour. Selon lui, le monde et la France en particulier sont dominés par une oligarchie qui appuierait sa légitimité sur la Shoah qu’il tourne en dérision de manière particulièrement provocatrice sans toutefois la nier. S’inscrivant résolument dans un registre humoristique transgressif, il dérive parfois au-delà des limites de l’acceptable. Son discours, relayé et soutenu par Alain Soral, s’inscrit dans une rhétorique essentiellement conspirationniste. L’analyse des nombreuses vidéos de ces deux figures de la vidéosphère (ils font quotidiennement la une de Youtube), est sans ambiguïté : ils pointent systématiquement du doigt un supposé pouvoir sioniste censé phagocyter le pouvoir politico-médiatique français.

Dieudonné comme Soral sont des populistes au sens où ils surfent sur des thèses « populaires » (jusqu’à deux millions de vues pour certaines vidéos), dans un style résolument vulgaire : « on se fait enculer, entuber bien profond par le système qu’en retour on encule également bien profond ». D’où l’émergence du fameux geste dit de la « quenelle ». Ce geste « profondément anti-système » consiste à allonger le bras en signe de pénétration anale, tout en marquant de la main libre la limite de son enfoncement symbolique qui se mesure en centimètres. Une graduation est de fait inscrite sur la manche des sweat-shirts portés par Dieudonné et Soral. Il est sans équivoque : la longueur d’une quenelle mesure la portée d’une attaque contre la supposée oligarchie politico-médiatique dominée par un supposé mouvement sioniste (« on leur a mis bien profond »).Le problème, c’est que le geste de la quenelle est devenu, par sa diffusion dans la vidéosphère, un signe de ralliement d’une population en proie à un rejet du monde politico-médiatique et financier perçu comme une oligarchie. Ainsi les internautes de tous âges se rallient sans nuance à un mouvement comparable dans son essence sociale aux divers mouvements apparus ces dernières années, des printemps arabes aux Anonymous en passant par les Indignés, et avant eux les mouvements altermondialistes. Le mouvement ou « marche » de la « quenelle » est par conséquent une réaction que Dieudonné, dans une logique subversive, n’hésite pas à qualifier de révolutionnaire. Il appelle ainsi clairement à une désobéissance civile derrière laquelle plane la menace insurrectionnelle que craint plus que tout le pouvoir politique.

Une guerre est donc bien engagée entre le pouvoir politique et les deux leaders d’opinion sur internet, mais également par les institutions représentatives de la communauté juive française et israélienne, lesquelles réagissent vivement aux attaques dont elles sont l’objet. C’est là qu’intervient la guerre de l’information à l’origine de la polémique sur la « quenelle ». Le geste a soudainement été interprété, depuis la télévision israélienne, comme un « salut nazi inversé » et par voie de conséquence, comme un geste antisémite. Bien que cette interprétation soit à l’évidence abusive (qui a vu un vétérinaire inséminer une vache ne pourra nier sa symbolique anale), et en dépit des définitions clairement exposées par Dieudonné lui-même, sa répétition/propagation est en passe de submerger la sphère politico-médiatique et de l’imposer comme l’interprétation dominante.

De fait, alors que Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, tente de faire interdire les spectacles de Dieudonné et s’attaque nommément à Alain Soral, la « quenelle » du footballeur Anelka a mis le feu aux poudres. Dans ce climat très conflictuel, l’UMP et le Parti socialiste se saisissent de la rhétorique antisémite pour dénoncer les fauteurs de trouble, au risque d’enclencher une logique infernale. Car désormais, des millions d’internautes vont attendre la réponse de Dieudonné et Soral qui ne manqueront pas de dénoncer encore plus fort une collusion du pouvoir avec les instances communautaires juives sous couvert de lutte contre l’antisémitisme. C’est une guerre ouverte qui s’engage avec d’un côté, un système politico-médiatique en proie à sa peur d’une menace de l’ordre public et de l’autre, une cybersociété de plus en plus contestataire dont on ne sait à quel moment ni sous quelle forme elle pourrait s’incarner.

Il est par conséquent urgent de prendre un peu de recul de part et d’autre.

Aux responsables politiques, notamment, de prendre réellement la mesure du mouvement contestataire et de l’envisager comme une réalité que ne permettent plus de mettre en évidence les grilles de lecture politiques et policières classiques. Face à ce type de phénomènes, il convient non pas de prendre des décisions arbitraires comme censurer le spectacle d’un humoriste, mais au contraire d’en comprendre les fondements dans l’espace démocratique. Car ce phénomène suscite d’abord une interrogation de nature sociale et politique : les cybercontestataires sont-ils des abstentionnistes militants ? Sont-ils le produit de la crise ? Quelle est la part de réalité et de fantasme dans leur perception de la société ? Les références classiques sont-elles encore adaptées à cette « cyberculture » née de la massification de l’information et de l’enseignement et à laquelle se réfère désormais la « génération Y »? Comment gérer la démocratie dans la société de l’information ?

Le fantasme se nourrissant de mauvaise foi, particulièrement sur internet, le phénomène conspirationnisme ne doit pas être systématiquement condamné par des procès en antisémitisme. C’est le meilleur moyen de créer un schisme profond, durable et incontrôlable au sein d’une population anonyme mais bien réelle. Il est clair que les instances représentatives des juifs de France devraient d’urgence dédramatiser le geste de la « quenelle » et le replacer dans son contexte symbolique et culturel initial, avant qu’il ne soit récupéré et instrumentalisé par des néonazis, ce qui pour le coup serait catastrophique.

Alain Soral, après une longue errance sociopolitique, a fait son métier de la polémique intellectuelle. Il excelle dans l’art de s’exprimer sur tout, au risque d’être souvent approximatif voire de se tromper lourdement. Sans doute devrait-il s’astreindre à un peu d’humilité et éviter d’être si volontiers vulgaire, il y gagnerait en crédibilité. Mais surtout, il devrait sortir de son incontournable canapé pour aller voir, écouter, toucher, sentir et goûter la réalité du monde, il y gagnerait en objectivité.

De son côté, Dieudonné devrait prendre un peu de distance par rapport à ces théories hasardeuses dont il fait une affaire personnelle, quasi messianique (« J’ai la sensation de n’être qu’un intermédiaire entre le peuple aujourd’hui et cette petite poignée de dirigeants esclavagistes » * ) et sur lesquelles il gâche laborieusement son talent. Il est également temps pour lui de clarifier sa position très ambiguë entre l’humoriste de scène et le cybermilitant, mais aussi de prendre la mesure de sa responsabilité à l’égard d’un public dont les plus jeunes manquent de repères intellectuels. Personnellement, je le préférais dans Astérix et Cléopâtre plutôt que dans ce ridicule et vulgaire épisode de la zizanie gauloise.

Se pose finalement la question: cette controverse est-elle vraiment essentielle à l’heure où le pays doit prioritairement sortir de la crise ?

Source : http://www.espritcorsaire.com

FRANCK BULINGE

Franck BulingeAncien analyste de renseignement militaire spécialisé dans le monde arabe, titulaire d’un doctorat et d’une habilitation à diriger des recherches, il enseigne le management de l’information et de la communication, et notamment l’analyse d’information stratégique, le décryptage des phénomènes d’influence et de manipulation, la gestion de crise. Ses derniers ouvrages : Intelligence économique, l’information au cœur des entreprises, éditions Nuvis-CIGREF, 2013 et De l’espionnage au renseignement, Vuibert-INHESJ, 2012. Son blog : http://cerad.canalblog.com

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