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Didier Cozin / Ingénieur de formation professionnelle

Dans un pays développé et matériellement largement équipé comme l’est la France, sur une planète peuplée de 7 milliards d’humains et disposant de ressources naturelles limitées la seule et dernière possibilité de développement reste celle des compétences, de la culture et des connaissances.
Ouvrir et lire un livre ne coûte presque rien, ne consomme pas d’énergie fossile, apprendre et progresser sont des activités indispensables et partagées par l’humanité entière. Toutefois, en France, ces activités ne vont pas de soi, les apprentissages sont mal répartis, mais surtout nous ne les envisageons que dans le seul cadre scolaire, durant l’enfance.

Selon l’OCDE (étude PIAAC d’octobre 2013) près de ¼ des adultes en France n’est plus capable de s’insérer durablement dans la société et le monde du travail. Même si la plupart des indicateurs mondiaux pointent les carences dysfonctionnement de notre système scolaire, les pouvoirs publics ont préféré une nouvelle fois choisir la pente la plus facile, celle de la réforme de la formation du secteur privé. Une formation professionnelle docile et accommodante alors que s’atteler à refonder l’école serait autrement risqué, difficile, mais crucial pour notre pays

On a souvent l’impression depuis 2008 que les entreprises privées, empêtrées dans une terrible tempête économique et financière, sont laissées seules à la manœuvre, sommées de réparer tous les maux de la société, responsables socialement de tout alors que l’État ne peut plus assumer alors que ce dernier est incapable de se réformer, d’arrêter cette machine administrative et législative folle faite d’inadaptations, d’impuissance et de manque de courage collectif.

L’éducation nationale risque d’être engloutie par la société de la connaissance
Les Français qui ont des enfants scolarisés comprennent en général l’étendue et la gravité des problèmes qui affectent notre école. Le choix politique de réformer la formation professionnelle du seul secteur privé (le secteur public étant oublié alors qu’il draine les 2/3 des budgets formation ) prouve s’il en était besoin qu’il est toujours plus aisé de pointer ce qui fonctionne mal chez le voisin que de corriger ce qui ne marche plus du tout dans sa propre organisation.
Les écarts énormes de compétitivité, le manque de compétences, la faible attractivité de notre pays (sinon comment expliquer la chute de nos exportations) sont les stigmates de notre piètre éducation, de notre insuffisante formation, d’une école de plus en plus inégalitaire et inefficace.
Si en 2014, les Français surconsomment de l’énergie, des médicaments, gâchent les ressources naturelles ou mettent si peu en valeur leur pays, s’ils importent massivement tant de biens et de services ce n’est pas parce qu’ils sont moins intelligents ou capables que leurs partenaires économiques, c’est en premier lieu parce qu’il leur manque quelques éléments du puzzle pour réussir au XXIe siècle :
– La capacité et le courage d’apprendre tout au long de la vie,
– La confiance et la connaissance des mécanismes de l’économie de marché,
– L’adaptabilité et l’ouverture aux autres.

Le chômage est d’abord la conséquence de nos faibles capacités d’adaptation
Le fléau économique et social qu’est le chômage de masse (et de longue durée) ne date pas d’hier, mais à force de reporter les échéances, de refuser de changer (les avantages acquis… pour l’éternité), de ne pas consacrer assez de temps à apprendre (1 minute par jour en moyenne par salarié en France selon l’INSEE) nous courrons le risque de traverser le siècle en éternels nostalgiques, losers fauchés, mais donneurs de leçons dans une société de la connaissance où les erreurs et approximations se paient cash et très vite.

Le modèle de la spécialisation et de la parcellisation des tâches a vécu
La société industrielle s’était lentement et difficilement installée en France, mais aujourd’hui le ciment est trop dur, nous ne parvenons plus à nous échapper d’un modèle taylorien devenu largement inopérant depuis les années 70.

La société industrielle traditionnelle favorisait en effet un émiettement du travail et une forte spécialisation des tâches et des métiers. Chaque travailleur devrait se spécialiser dans un geste, une fonction précise et si cette spécialisation, sanctionnée (sanctifiée) par le diplôme ou la qualification, contrôlée par l’État, ouvrait la porte sur l’emploi, le progrès économique et le développement social aujourd’hui ce pourrait être l’inverse.

Les hommes, l’espace, mais aussi les temps étaient spécialisés :
– Un temps pour apprendre jusqu’à 16 ou 25 ans,
– Un temps pour travailler jusqu’à 60 ou 65 ans et enfin,
– Un temps pour se reposer.
Toutes ces barrières explosent désormais :
– On peut travailler à distance ou depuis chez soi, le jour comme la nuit, le week-end ou le dimanche quoi qu’en disent le Code du travail et les syndicats,
– On peut avoir plusieurs activités, plusieurs employeurs, être à la fois employeur et employé,
– On peut apprendre un nouveau métier à 55 ans, se former tout au long de la vie,
– On peut se remettre à travailler à 70 ans, n’avoir rien appris en 15 années d’école…

Les repères traditionnels disparaissent, mais les institutions, le cadre politique et social de notre pays semblent immuables, incapables d’adaptation aux temps postmodernes.

L’univers industriel est largement dépassé en Occident, ce n’est pas évidemment que l’industrie ne créerait pas de richesses (il n’est qu’à comparer les résultats économiques de l’Allemagne et de la France), mais plutôt que les enjeux de la société ne sont plus ceux du passé.
Le travail et l’économie ont fondamentalement changé au tournant du millénaire, les Français ne souhaitent pas toujours l’admettre
Le travail n’est désormais plus offert ou facilement accessible, non seulement il est devenu rare et fragile (on peut le faire plonger sans grandes difficultés), mais il se révèle être fugace, mobile, difficilement compréhensible pour celui ou celle qui chausse des lunettes des siècles passés.

La culture et les connaissances sont partout, mais il ne s’agit plus désormais de capitaliser ou de stocker des connaissances ou des savoirs acquis durant la jeunesse, il s’agit de gérer des flux permanents d’informations, de les comprendre pour les transformer et en tirer si possible une valeur ajoutée via des activités sociales ou marchandes.
Trouver du travail demain, ce sera de moins en moins postuler pour un poste libre, mais bien plus imaginer, favoriser, créer ou entretenir sa propre activité, bâtir et entretenir tous les jours sa carrière et sa professionnalisation. Au XXe siècle, il fallait courir pour passer devant les autres, aujourd’hui il faut toujours courir, mais pour espérer simplement rester dans la course.
Mais créer son emploi est-il à la portée de tout le monde ?
L’éducation nationale est une (vieille) fille de la société moderne et industrielle
Les problèmes éducatifs en France sont considérables, à l’image de l’institution plus que centenaire qui s’imagine encore sous Jules Ferry. L’éducation nationale va mal en France (mais dans d’autres pays voisins, ce n’est guère mieux), mais ces problèmes ancrés dans la société depuis 30 ou 40 ans handicapent désormais tout le pays et bouche son avenir économique et social.
Il ne s’agit pas seulement de critiquer les programmes scolaires (textes sacrés, mais dépassés dès leur rédaction), les locaux (inadaptés quand on peut apprendre de partout et à distance), ni non plus l’organisation (1 million d’enseignants gérés comme une armée soviétique), mais de comprendre que le problème tient désormais à la nature même de l’école moderne, cette institution née sous la révolution industrielle qui voit ses prérogatives et sa légitimité remise en cause par la société de la connaissance.
Le système scolaire correspond à une vision dépassée des apprentissages, à une division taylorienne des tâches et des rôles dans la société. La création et l’entretien d’un corps spécialisé et fonctionnarisé de « professionnels de l’éducation » sont le cœur de nos problèmes éducatifs.
Le « métier » de professeur était une trouvaille de la société industrielle
Jadis, avant la révolution industrielle, le métier de professeur n’existait pas. Les passeurs de savoirs étaient des moines (qui avaient d’autres activités annexes) des précepteurs ou des répétiteurs (qui étaient tout autant des coachs que des maîtres face à leur disciple) ou encore des mentors (un oncle, un frère, un aïeul, un collègue) qui transmettaient, expliquaient, passaient le relai au plus jeune qu’eux.
La IIIe République, forte de sa volonté de moderniser et d’industrialiser, le pays recruta en masse des hussards (noirs) de la République, des laïcs chargés de l’éducation de la jeunesse, de se substituer au curé, mais aussi à des familles réputées incapables ou arriérées, peu outillées en tout cas pour transformer ce pays rural et traditionnel qu’était la France en grande nation industrielle.
La « mal-formation » trouve sa source aujourd’hui dans cette éducation nationale qui n’a pas pu ou voulu changer depuis Jules Ferry. Depuis 40 ans l’école s’est focalisée sur l’obligation scolaire, la gestion de flux d’enfants et les savoirs académiques. L’éducation et la formation sont des activités sociales, elles se réalisent par appropriation et imitation d’un modèle (un père ou des pairs).

Si l’apprentissage est ainsi social de quels exemples les jeunes disposent-ils pour se projeter dans l’avenir ? La relation maître-disciple est fondamentale dans l’apprentissage, mais en l’institutionnalisant et en la généralisant nous l’avons dégradée. Un maître comme un disciple doivent se choisir. Aujourd’hui, personne ne choisit rien à l’école, ni les enseignants ne choisissent leurs élèves, ni les élèves leur maître, ni les familles leur établissement scolaire (ou si peu).

L’école est comme une usine à savoir où des automates entrent le matin pour prendre ou distribuer des cours, le tout étant sanctionné en fin d’année ou de trimestre par une évaluation bureaucratique.

Jadis dans le village, l’école était le plus illustre et respecté bâtiment (avec la mairie et l’église). Les petits d’hommes qui accédaient à l’école avaient l’impression de vivre un moment unique et privilégié de leur existence. À l’école, il faisait chaud (en hiver), on n’était pas dans les champs, on était en contact avec un illustre maître qui dominait la classe (et le village, à l’instar du curé) de son savoir, de sa hauteur d’esprit, de ses compétences sociales et éducatives. Le maître d’école était un modèle pour tous, respecté, qualifié et investi par ses hautes.

Tout a changé évidemment depuis et la France n’est plus un pays rural et traditionnel. Un adulte enseignant peut-il encore servir de modèle alors qu’il n’a jamais lui-même quitté les bancs de l’école ? Est-il aujourd’hui mieux qualifié que des professionnels (un boulanger, un plombier, un chauffeur de bus ou un ingénieur) pour transmettre des connaissances, des compétences, des envies de se projeter dans l’avenir social et professionnel ?

Les enfants d’enseignants ou de fonctionnaires trouvent peut-être encore leur compte dans cette école nostalgique, mais les millions de jeunes qui doivent intégrer le marché du travail et développer leur activité n’ont ni les clefs, ni les références ni les outils pour comprendre ce monde totalement différent de celui de Jules Ferry et du XIXe siècle.

La responsabilité dans cette éducation déclinante est partagée avec toute la société
Les problèmes de l’école sont aussi les problèmes de notre société et liés au rôle des familles, mais aussi des entreprises. Aujourd’hui dans nombre de familles « l’éducation » consiste à offrir un seul cadre matériel et affectif (une chambre, une connexion Internet, des céréales le matin et une famille restreinte). Les familles, découragées par l’État, ont massivement renoncé à transmettre des valeurs, des croyances, des modèles, une religion ou même un métier. Selon certains édiles, l’enfant n’appartiendrait plus à sa famille, mais à l’État.
Marcel Gauchet en fait la thèse principale de son dernier livre (« apprendre, transmettre ») : si les Français n’ont plus rien à transmettre à leur engeance (et à leurs proches) alors ils n’ont plus rien à apprendre non plus. On n’apprend pas pour apprendre (ce que croit l’école), mais pour s’inscrire dans une lignée puis transmettre à d’autres.

Le « petit d’homme » était jadis éduqué par son environnement immédiat, son village, sa famille et ses pairs. Aujourd’hui, ce sont les médias de masse qui monopolisent le terrain éducatif. La société des adultes au travail comme dans les familles a largement renoncé à transmettre, elle a cru, à tort, qu’un cadre matériel confortable suffirait et que dès lors des professionnels de l’éducation seraient mieux qualifiés que les familles ou l’entreprise pour transmettre les savoirs.

Ce modèle éducatif fourni par la seule école alors que les familles se consacreraient aux loisirs et à l’affectif, ce modèle ne fonctionne plus, les parents ont parfois perdu le travail, l’entreprise n’a plus le temps ni le goût d’apprendre, l’apprentissage fonctionne mal en France depuis toujours et l’école de la République le transforme en une grande coquille vide (des bâtiments, mais sans plus personne pour les habiter).
L’école est devenue pour le plus grand nombre une garderie sociale.

L’école s’est transformée progressivement en une gigantesque garderie sociale, une maison des jeunes sans la culture où des enfants sans projet se croisent quelques dizaines de jours dans l’année (les vacances constituant désormais le principal du temps scolaire) peu éduqués ni même encadrés par des adultes souvent eux-mêmes désinvestis.
Dans les années 80, les pouvoirs publics ont cru inventer le traitement social du chômage. Ce traitement social est simple à comprendre : face au (supposé) manque de travail il faut écourter le plus possible le temps consacré au travail. Toutes les réformes sociales depuis 30 ans ont donc consisté à réduire le travail (la semaine de 35 heures, la cinquième semaine de congés payés, la retraite prématurée…)
L’école elle-même s’est focalisée sur les vacances, les ponts, les congés de tous ordres. Aujourd’hui l’année scolaire française est la plus courte, mais aucun ministre ne peut rien y changer, l’heure de la sortie est devenue le meilleur du temps scolaire pour les enfants comme pour les adultes.
Si l’on passe peu de temps à l’école dans l’année, on y passe par contre de très nombreuses années.

Il faudrait rester le plus longtemps possible dans le système scolaire même si on n’a pas grand-chose à y apprendre, car son coût est moindre que celui de l’entretien d’un chômeur (qui doit être rémunéré). L’école est devenue pour nombre de français une couverture sociale : « j’étudie » permet d’éluder de nombreuses interrogations sur son avenir professionnel et social.

Dans cette école self-service, on n’éduque plus guère, on a renoncé à transmettre autre chose que des connaissances superficielles (pour passer l’examen) : des dates, un peu d’histoire-géographie et d’anglais (très peu et très mal) des règles de grammaire ou des théorèmes mathématiques, mais globalement l’idée de « savoir être », du « savoir apprendre », du « savoir écouter », de résolution des problèmes (comme dans la vie) a déserté la classe.

Apprendre est de plus considéré comme une activité solitaire (et pas solidaire), un parcours du combattant d’où seule une élite doit émerger pour occuper les postes qui lui sont dévolus : encadrement ou fonction publique.
Le modèle méritocratique est pourtant obsolète
Non seulement un pays post-moderne a besoin d’une population parfaitement instruite et capable de comprendre et de s’adapter à un univers complexe et exigeant, mais le modèle du chef ordonnant à une troupe nombreuse et peu informée a vécu.

Dans la lutte des classes scolaires aujourd’hui seuls les enfants chanceux ou bien accompagnés par leur famille ont des chances de s’en sortir. Pour tous les autres (de plus en plus nombreux) l’école devient un mauvais moment à passer avec quelques pairs ou encore une garderie, rarement un lieu de lumières et de culture.

L’abandon récent de la note de vie de classe (arbitraire sans doute) prouve que l’école est focalisée que sur ce qui n’a plus guère d’importance aujourd’hui : des brides de savoirs désincarnés, des heures de classes fragmentées, mais pas la vie professionnelle et sociale (qui nécessite savoir être, savoir vivre, savoir apprendre…)
Aujourd’hui, l’école ne prépare plus guère à la vie sociale et économique.
La seule qualification (le diplôme généralement) ne fait plus le professionnel, la compétence, la capacité à dominer son activité, mais aussi parfois à en changer rapidement sont les meilleures sécurisations sociales et professionnelles.

Il vaut mieux être un travailleur sans qualification, mais suffisamment instruit, souple, adaptable et motivé qu’une personne sûre de son bon droit, se reposant sur des diplômes (déconnectés du travail) et dès lors incapable de comprendre et de s’adapter à des organisations du travail devenues complexes, changeantes et multiples.

Les qualités requises pour travailler ont changé depuis les années 60, désormais le professionnel doit être capable de polarisation (rester longtemps sur ses objectifs, ne pas les perdre de vue), de flexibilité (s’adapter à un travail qui change sans cesse quand il ne disparaît pas parfois) d’autonomie et de créativité (le travail n’est plus massif et « donné », mais largement à créer, y compris en créant sa propre activité).

La formation tout au long de la vie devait être une solution éducative.

Source : lesechos.fr