
En 2002, 1,3 million de jeunes défilaient contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle. Aujourd’hui, alors que Marine Le Pen tente de se démarquer des dérapages de son père, ils sont de plus en plus nombreux à voter pour le FN. Alexandre Devecchio décrypte cette évolution.
La jeunesse serait-elle en train de passer du «côté obscur de la force»? La gauche avait déjà perdu les classes populaires au profit du Front national. Il se pourrait que les jeunes empruntent le même chemin. Le dernier épisode du feuilleton des provocations de Jean-Marie LePen ne doit pas occulter un phénomène que peu d’analystes ont encore souligné. LeFN, qui autrefois séduisait majoritairement les seniors, est devenu, à l’occasion des élections européennes, le premier parti de France chez les moins de 35 ans: 30 % d’entre eux ont en effet voté pour les candidats du Rassemblement Bleu Marine.
Un chiffre impressionnant, que beaucoup d’observateurs ont mis sur le compte de l’abstention (les trois quarts des 18-24 ans ne sont pas allés voter), mais qui mérite au moins une tentative d’explication. Le fait que les jeunes ne se soient pas déplacés alors que tout indiquait que le FN allait faire un très bon score n’est-il pas déjà un signe? Pourquoi ces derniers, qui sont censés être davantage «tournés vers l’avenir» et «ouvert sur le monde» que leurs aînés, ont-ils majoritairement plébiscité le parti qui est présenté comme celui de la réaction et du repli sur soi? Comment expliquer que la révolte, mais aussi peut-être l’espoir et les aspirations d’une partie de la jeunesse, s’incarnent désormais en Marine Le Pen?
Sur Rue 89, le prof de collège Bernard Girard désigne un coupable : l’enseignement de l’histoire à l’école primaire! Celui-ci serait selon lui profondément marqué par des préoccupations identitaires. Difficile de ne pas sourire devant tant de mauvaise foi quand on sait que depuis mai 1968, l’histoire nationale a été bannie des classes au profit d’une histoire transversale des «rencontres entre les peuples»! La volonté de Marine Le Pen de se démarquer des propos les plus choquants de son père a joué un rôle. Sa personnalité moins sulfureuse aussi. Mais les causes profondes de la progression du FN chez les jeunes sont peut-être aussi à chercher, comme chez leurs aînés, du côté des multiples fractures françaises.
La première d’entre elle et la plus spécifique à la jeunesse est la fracture générationnelle. Comme le révèle l’enquête «Génération quoi?» sur les 18-34 ans publiée par Le Monde, les jeunes ont le sentiment d’appartenir à une génération «perdue», «sacrifiée» ou encore «désabusée». Avec 24% de chômeurs, des difficultés à se loger, et des années à piétiner au seuil du marché du travail en multipliant stages et CDD, la jeunesse constitue un nouveau prolétariat. Un prolétariat de surcroît condamné à rembourser ad vitam æternam la dette accumulée par une génération 68 qui aura «joui sans entrave» à crédit sur les générations futures. A cet égard, la proposition du socialiste et ancien président de l’OMC, Pascal Lamy, d’instaurer un smic jeune aura probablement fait gagner bien plus de voix au FN que tous les prétendus «dérapages» de la droite.
Cette lutte des âges se double d’une nouvelle lutte des classes qui divise les jeunes entre eux. D’un côté une jeunesse dorée, «qui a accès à toutes les promesses de la modernité, qui a le monde pour horizon ( ) même si cela n’exclut pas un certain égoïsme» (Vincent Tournier). De l’autre, des bataillons de jeunes invisibles souvent relégués dans les territoires ruraux et périurbains ou encore dans des quartiers ghettos où les immigrés sont concentrés. Les tensions ethniques et religieuses viennent alors encore creuser les lignes de fractures comme l’explique Aymeric Patricot dans son ouvrage Les petits Blancs, un voyage dans la France d’en bas (édition Plein Jour). Ces derniers souffrent à la fois du mépris des élites et de se sentir étrangers dans leur propre pays. Selon l’écrivain, le tournant sociétal du PS théorisé par le tink thank Terra Nova en 2012, le portant à se désintéresser en partie des questions sociales pour privilégier la question des minorités ethniques et sexuelles, a contribué «à forger la prise de conscience d’une classe pauvre et banche, blanche parce que n’appartenant pas aux publics qui intéressent la classe politique».
Mais au-delà de sa dimension économique et sociale ou même ethnique, le vote FN chez les jeunes est aussi le symptôme d’une profonde crise de civilisation. Comme l’a notamment montré leur mobilisation lors des manifestations contre le mariage homosexuel, dans une société globalisée où tous les repères traditionnels volent en éclat, les jeunes sont désespérément en quête de valeurs et d’identité. Marine Le Pen a justement su parler de la nation, de son histoire, et des menaces éventuelles qui pèsent sur elle. Sa rhétorique républicaine, bien qu’incantatoire et souvent démagogique, apparaît mille fois plus efficace que la novlangue des autres principaux leaders politiques. L’UMP, loin des envolées patriotiques de Nicolas Sarkozy durant les campagnes de 2007 et 2012, s’est enfermée dans une vision purement gestionnaire de la politique tandis que François Hollande, qui voulait ré-enchanter le rêve français, est resté totalement étranger au roman national.
Malgré les sorties antisémites du président d’honneur du FN, le temps où 1,3 million d’étudiants et de lycéens étaient descendus dans la rue pour protester contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle parait bien lointain. Le jeudi de l’ascension, ils n’étaient que 10 000 à défilé dans la France entière à l’appel des organisations de jeunesse pour «lancer un cri de colère et d’incompréhension» devant la victoire du parti de Marine Le Pen aux européennes. En septembre 2013 déjà, après les insultes qui avaient visé Christiane Taubira et à l’occasion de l’anniversaire de la Marche des Beurs, le PS avait tenté de jouer la carte de l’antiracisme et de l’antifascisme dans un improbable remake des années 80. Mais l’époque a changé. N’en déplaise à Benjamin Biolay, ce catéchisme obligé ne suscite plus désormais que les moqueries des internautes sur Facebook. Ils sont 6000 à appeler à défiler contre «la pluie, la haine et la mort de Dumbledore ..».
Source : lefigaro.fr publié le 09/05/2014