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FEMMES DU MONDE – Karen Lajon, grand reporter au JDD, raconte le destin de femmes exceptionnelles à travers le monde. Aujourd’hui, elle évoque le sort de Akhlas Tamimi, témoin au féminin de la violence ordinaire de l’occupation israélienne en Palestine.
Akhlas Tamimi n’était en rien destinée à cette vie de résistance. A 16 ans, elle quitte la Jordanie où elle vit avec ses parents pour rejoindre la Palestine. Elle va se marier à son cousin. Comme le veut la tradition, c’est un mariage arrangé. Sa vie n’est que l’expression de ces petites choses que l’on organise pour elle, à tout bout de champ. Un mari de dix ans son aîné à qui elle donnera cinq fils. Aussi lorsqu’on lui pose la question, dans cette petite pièce des locaux d’Amnesty International où elle est venue à la fois défendre sa cause et demander de l’aide, de ce qu’elle pourrait regretter aujourd’hui à 48 ans, elle ne semble même pas comprendre le sens caché de cette interrogation toute occidentale et rétorque: « tout ce que j’ai espéré, je ne l’ai plus. J’ai perdu mon mari qui est mort de chagrin parce que notre fils Mustafa a été tué par l’armée israélienne. Je n’ai pas d’autres regrets ».
De l’eau de source aux gaz lacrymo
Nabi Saleh est un village d’environ 550 habitants situé au nord-ouest de Ramallah dans les territoires occupés palestiniens. Depuis 2009, des marches hebdomadaires pacifiques y sont organisées pour protester contre l’occupation israélienne et la politique d’expansion, jugée illégale, des colonies. A côté du village palestinien, la colonie de Halamish crée en 1977 sur des terres appartenant à Nabi Saleh. La colonie compte aujourd’hui près de 1.600 colons et ne cesse de se développer. En 2009, les colons s’emparent de la source d’eau située sur les terres possédées et cultivées par les villageois palestiniens. Cette même année, les autorités israéliennes interdisent aux habitants de Nabi Saleh, y compris aux propriétaires des terres, d’accéder à cette source d’eau. C’est cet événement qui a conduit les villageois à organiser des manifestations régulières. Ces marches, soutenues par des organisations israéliennes et internationales, sont systématiquement réprimées par l’armée de l’Etat hébreu qui n’hésite pas à utiliser des grenades assourdissantes et des gaz lacrymogènes, et même à tirer à balles réelles, des balles de métal recouvertes de caoutchouc.
Akhlas Tamimi déplace sa valise. Elle repart le soir même chez elle, tire sur la fermeture éclair, cherche et trouve très vite ce qu’elle tient absolument à montrer aux ONG : une photo de son fils, qui le montre au sol, face vers le ciel, une tâche de sang gigantesque qui recouvre la partie droite du visage. « Regardez où était son œil! Une bombe lacrymo lui a explosé au visage et a creusé un trou de près de 6 centimètres ». A côté de la photo de son fils défiguré, un autre visage, vierge de toute trace meurtrière, celui de son assassin. Mais la maman n’a pas fini. Elle poursuit ses recherches et extrait une enveloppe de la valise. C’est une radio de face de son fils. Le cliché fait clairement état de deux fractures. L’une date de son séjour en prison, l’autre, de jour de sa mort. Il y a aussi une dent en moins. « Je veux que le monde voie ce que l’on a fait à mon fils », dit-elle, avant de ranger précieusement ce qu’elle considère comme des preuves imparables contre l’Etat hébreu.
L’intrusion et la mort
L’eau. De l’or et des diamants tout à la fois. Un liquide qui n’a pas de prix. Un liquide pour lequel on meurt. Alors, chaque vendredi après la prière, une marche pacifique est organisée pour protester. Mais une caserne israélienne jouxte le village de Nabi Saleh. Et ces chants nationaux entonnés avec ferveur chaque vendredi depuis 20O9 sont insupportables aux soldats. Ils commencent par boucler le village dès 6 heures du matin à tous les points stratégiques. Sortir et entrer relève de la pure folie ou de la plus grande patience. Les déplacements dépendent entièrement du bon vouloir des soldats en poste derrière la barrière qui bloque l’accès au village. Aller de Ramallah à Naplouse est possible. Se rendre à Jérusalem nécessite une autorisation. On comprend très vite que les cinq fils de Akhlas Tamimi ont forcément dû participer, même si ce n’est pas confirmé par leur mère, à ces manifestations pacifiques. Grave erreur. L’armée israélienne ne les lâche plus. Elle pénètre dans la maison, une à deux fois par mois. Les soldats ont le visage recouvert de suie afin qu’on ne les reconnaisse pas. Parfois, ils viennent avec des chiens. « Pour nous humilier et installer d’emblée un état de terreur ». La dernière fois qu’ils sont passés, ils ont frappé le fils de Akhlas, comme ça, sans raison. Une autre fois, ils ont pris un autre de ses fils et l’ont balancé par le balcon. « Voilà, c’est ça notre vie à Nabi Saleh désormais, une guerre des nerfs ».
Alors, il y a les souvenirs qui affleurent si on la pousse un peu. Sa vie de petite fille en Jordanie, jusqu’à sa première année au lycée. Ses parents qu’elle a dû laisser derrière elle, lorsqu’elle est venue se marier. Ses quinze premières années, vécues comme une prison parce que sans passeport, elle ne pouvait quitter le village. Puis ce fut Yasser Arafat qui, une fois élu président, lui accorda ce précieux sésame. Ce retour vers la Jordanie vers des parents qui ne pourront jamais rentrer. Puis ces années qui passent, sans grand éclat, des enfants, la première, la seconde Intifada, la mort qui sonne à la porte, l’encerclement, la prison pour quatre de ses fils, la prison pour elle à Nabi Saleh, un village qu’elle défend aujourd’hui bec et ongles.
Le linceul et la résistance
Akhlas Tamimi ne parle pas de paradis ou de martyr, non, elle parle juste de sa terre, de l’eau, de la vie et de ses enfants. Comme n’importe quelle autre mère dans le monde. Sauf que le sien ressemble à s’y méprendre à une prison à ciel ouvert. Lorsque son fils tombe sous la violence israélienne le 11 décembre 2012, elle ne comprend pas tout de suite ce qui se passe. Son fils a été emmené dans un hôpital de l’autre côté, en Israël. Un capitaine a pitié d’elle et l’autorise à franchir cette barrière afin qu’elle aille voir son fils. Pas un seul instant, elle ne pense à sa mort. Mais quand elle le voit, enfin, elle comprend et s’évanouit. Le corps est très vite rapatrié sur Ramallah puis transporté à Nabi Saleh. Son chagrin est tel que les coutumes explosent. Et elle peut voir le corps de son fils recouvert d’un drap blanc, porté en terre, alors que d’ordinaire les femmes n’y sont pas autorisées. « J’avais tellement perdu la tête », s’excuse-t-elle, en baissant le regard. Akhlas Tamimi n’a sans doute jamais vraiment choisi sa vie. Mais aujourd’hui, elle a pris son destin en main. Cela lui a coûté un mari et un fils. Elle, est devenue une résistante.