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Mathieu Bock-Côté analyse, à travers deux exemples, le grand écart souvent important entre la réalité historique de grands personnages, d’une part, et la récupération politique de leur image d’autre part.
René Lévesque est la grande figure du Québec des cinquante dernières années et le fondateur du souverainisme moderne, qui s’est incarné dans le Parti Québécois. Dès sa mort, en 1987, Lévesque sera mythifié et devint de manière posthume le père fondateur du Québec moderne, au point où l’appropriation de sa mémoire deviendra un enjeu politique à part entière, à la fois au sein du mouvement souverainiste, où chacun se voulait le véritable interprète du chef fondateur, mais aussi à l’extérieur de ses rangs, tellement l’évocation de son souvenir contribuait à crédibiliser n’importe quelle position politique.
Mais depuis quelques années, nous sommes passés de la récupération de sa mémoire à son travestissement et cela surtout par les idéologues du multiculturalisme, qui ont revendiqué la mémoire de Lévesque. On présente désormais Lévesque comme l’anticipateur d’un souverainisme aseptisé sur le plan identitaire et réduisant la démocratie à la simple gestion des droits de l’homme. Pire, son mythe a progressivement servi à diaboliser des idées qui étaient les siennes de son vivant ainsi que ceux qui revendiquaient son héritage pour poursuivre ses luttes.
Ainsi, Lévesque avait permis la promulgation de la Charte de la langue française. Elle fut torpillée depuis à plusieurs reprises par Ottawa. On accuse aujourd’hui les péquistes qui entendent lui redonner du mordant de trahir Lévesque, qu’on présente désormais comme un minet dégriffé sur la question identitaire. De même, Lévesque définissait la nation comme une entité historique. On accuse pourtant les souverainistes de le trahir en cherchant à sortir du multiculturalisme canadien. Semblablement, Lévesque n’hésitait pas à dire du Québec qu’il subissait deux ministères de l’immigration: un relevant du gouvernement fédéral, pour «le noyer», et un autre, à Québec, pour enregistrer la «noyade». On reproche pourtant à ceux qui voudraient ajuster à la baisse les seuils d’immigration de renier l’esprit d’inclusion de Lévesque.
La publication, il y a quelques jours, d’un magnifique recueil de ses Chroniques politiques de 1966 à 1970 devrait permettre au personnage historique de regagner ses droits. On y découvre un Lévesque étranger au politiquement correct qui multiplie les formules abrasives, et pour plusieurs d’entre elles, il risquerait aujourd’hui la pendaison médiatique. La vérité historique fait éclater une mémoire aseptisée, même déformée, et ceux qui se lanceront dans la lecture de ses livres ou dans l’écoute de ses discours seront bouleversé de découvrir un homme éloigné de l’image du papy gentillet actuellement dominante.
Le phénomène n’est pas sans rappeler l’évolution de la figure du général de Gaulle au fil des ans, dans le discours public français. Le progressisme contemporain a inventé un de Gaulle compatible avec lui, qui permet à tout le monde de se réclamer de lui. On l’a transformé en crypto-centriste bon chic bon genre, sans aspérités. Comme s’il avait davantage à voir avec BHL qu’avec Péguy et s’était d’abord défini non pas comme un croisé de la France, mais comme un chevalier des droits de l’homme, et qui plus est, dans leur version soixante-huitarde. Pour en arriver à une mémoire unanime du gaullisme, n’a-t-on pas tendance à le réduire à des formules creuses, en le vidant par ailleurs de tout contenu doctrinal et historique? La publication, il y a quelques années, du C’était de Gaulle, de Peyrefitte et plus récemment, du Malaise de l’Occident de Paul-François Paoli montre l’écart entre le de Gaulle remanié par le postmodernisme et le de Gaulle réel.
La chose est particulièrement visible autour de la question nationale, qui définit aujourd’hui les clivages politiques les plus fondamentaux. La définition de la nation du général de Gaulle ne se réduisait aux seules «valeurs de République». Ce n’est d’ailleurs pas le moindre contresens que certains gaullistes autoproclamés soient aujourd’hui ceux qui assument le moins le conservatisme historique au cœur de la philosophie politique du général de Gaulle et se présentent à droite comme les gardiens de la sainte modération identitaire. Pour de Gaulle, les nations étaient des entités historiques et leurs populations n’étaient pas si aisément interchangeables entre elles. On l’imagine mal applaudir à une France multiculturaliste et inféodée à la souveraineté européenne. Pourtant, c’est souvent en son nom qu’on dénonce ceux les authentiques fidèles du gaullisme historique.
Source: lefigaro.fr Publié le 08/07/2014
* Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologue et chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Cet essayiste est en particulier l’auteur d’«Exercices politiques» (VLB éditeur, 2013), de «Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois» (Boréal, 2012) et de «La dénationalisation tranquille: mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire» (Boréal, 2007). Mathieu Bock-Côté est aussi chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada.