Étiquettes
Roger-Pol Droit | Le 18/09 /2014
Pour comprendre la crise de défiance que traverse François Hollande, il est utile de se replonger dans les écrits du philosophe espagnol Baltasar Gracián.
Il devrait être respecté, craint, écouté, suivi, et bien sûr – comme il se doit, en démocratie – critiqué, discuté, combattu. Mais non. L’actuel président se retrouve aujourd’hui presque uniquement discrédité, décrédibilisé, en butte à la colère, à la déception et aux sarcasmes. En chute libre, comme jamais ne le fut aucun autre sous la Cinquième République. Quoi qu’il dise, quoi qu’il décrète, sa cote de popularité dégringole inéluctablement. Cet effondrement catastrophique n’affecte pas seulement l’humeur des citoyens. Ce n’est plus un épiphénomène, un épisode secondaire. Ce record de défiance écorne l’autorité de l’Etat, affaiblit la voix de la France, hypothèque l’avenir collectif. Il est normal, dès lors, que chacun s’interroge : comment comprendre cette chute vertigineuse ? Je ne prétends pas détenir la réponse. Mais je propose, pour avancer, de rouvrir des classiques.
Ovide, et la chute d’Icare dans les « Métamorphoses », Virgile, et la descente aux Enfers du héros dans « L’Enéide » n’aideront que bien peu. L’heure n’est plus aux Anciens, ni aux tableaux allégoriques. Ce qui fait chuter le président, plus encore, que politique illisible, couacs à répétitions, mesures sans portée, c’est de paraître médiocre et malhabile, dépourvue de constance, de grandeur, de vraie force. Peu importe qu’il le soit ou non, en vérité. Sa fermeté dans la lutte contre les djihadistes, du Mali à l’Irak, va plutôt à l’encontre de cette impression de louvoiement et d’esquive. Mais tout tient à la seule représentation, à l’image dominante que chacun adopte ou croit se forger. Une image à présent corrodée en profondeur. S’il n’y avait donc qu’un seul classique à lire, pour avoir une idée plus précise de cette disgrâce, c’est Baltasar Gracián. Après Machiavel, mais plus finement, il a su tout dire, très tôt, des jeux modernes de la prestance politique et de sa fragilité.
Dans « Le Héros (1637) », Gracián écrit, comme si c’était pour nous aujourd’hui : « Si l’on veut se conserver l’admiration publique, il n’est point d’autre moyen pour y réussir que de se rendre impénétrable sur l’étendue de sa capacité. Un fleuve n’inspire de la frayeur qu’autant de temps que l’on n’en connaît point le gué ; et un homme habile ne s’attire de la vénération qu’autant de temps que l’on ne trouve point de bornes à son habileté. » Si le pouvoir semble désormais impuissant, paralysé, c’est que l’habileté du chef n’est plus supposée par presque personne. Ce n’est plus une politique, un programme ni même une stratégie qui sont désormais en cause, mais un homme, ou plutôt ce que l’opinion ressent à son sujet – et la rumeur crie qu’il n’est pas à la hauteur.
Plus encore : cet homme est soupçonné, à tort ou à raison, de duplicité. Pire : il est accusé de mépriser ceux-là même qu’il proclame défendre. Et le voilà offert au premier jeu de mots venu : le président descendant devient celui « sans dents »… Taxé d’arrogance envers les petits, les édentés, les sans grades, sans défense, sans moyens, sans voix – sauf au moment des votes. Ceux-là n’ont pas les crocs aiguisés, ils n’ont pour racler le parquet que leurs ongles. Et si l’homme n’avait rien dit ou rien pensé de tel ? Si c’étaient rien que des menteries, comme disaient les campagnes ? Aucune importance, car calomnie ou pas, le mal est fait : les pauvres ont une dent contre lui. Lire Gracián, de nouveau, mais cette fois « L’homme de cour » (1647) : « (…) il y a aussi des langues affilées qui détruisent plus promptement une grande réputation avec un mot jeté en l’air, que ne font d’autres avec toute leur impudence. »
Sur l’éventualité d’un remède à ce discrédit ou, mieux encore, d’un retour de l’estime perdue, le diagnostic du jésuite espagnol est sans appel : « le mal se croit aisément, et les sinistres impressions sont très difficiles à effacer. » Notre auteur sait combien « il est plus aisé de prévenir la médisance que d’y remédier. » Il y a donc toutes les raisons de juger sombre l’avenir proche. Ce n’est pas sans motif que de tous côtés les appétits s’aiguisent, les couteaux aussi. Rien n’assure, hélas, que dans les temps agités qui s’annoncent ce soit forcément l’intérêt général, le retour du dynamisme et de la croissance qui reprennent le mouvement ascendant.
Source:ww.lesechos.fr/