Le 25 septembre 1814, le congrès de Vienne assurait à l’Europe cinquante ans de paix. Face aux menaces de l’autoritarisme russe ou des extrémismes barbares, qui prendra en charge la remise en ordre du monde ?
Et pourtant, au vu de la confusion du monde, il devrait exister comme une sorte de nostalgie proustienne à l’évocation d’une réunion qui, mêlant mondanités brillantes et négociations réussies, permit le rétablissement et le maintien de l’ordre du monde après les désordres de la Révolution et de l’Empire. Serait-il possible d’arrêter la fuite en avant de notre monde vers l’abîme à partir de grands principes d’ordre et de bon sens ? Pour le comprendre, un vertigineux survol de l’histoire est nécessaire à partir de trois références clefs : Westphalie, Vienne, Versailles. Trois grandes étapes de l’histoire européenne qui ont mis fin chacune à leur manière au désordre sanglant du continent. En 1648, le traité de Westphalie concluait presque un siècle de guerres de religion, à partir du principe : « à chaque région sa religion ». En 1814-1815, à Vienne, le rétablissement du concept d’équilibre des puissances – il y a un intérêt commun supérieur à celui des parties – mettait fin au révisionnisme territorial et idéologique de la Révolution et de l’Empire. En 1918-1919, à Versailles, un traité trop dur dans ses conditions, trop faible dans ses moyens de contrôle, allait à l’inverse conduire à un nouveau conflit entre 1939 et 1945.
Entre la paix de Westphalie et le traité de Versailles, le congrès de Vienne nous permet, comme par un effet de miroir, de mieux comprendre la spécificité de notre monde.
A Vienne, les Européens étaient entre eux et les diplomates, par leurs communes origines aristocratiques, renforçaient ce sentiment d’appartenance à une seule et même grande famille. Le problème que posait avec tant de profondeur et de hauteur de vue le prix Nobel de littérature 2008 Jean-Marie Gustave Le Clézio dans un récent entretien à un grand quotidien du soir : « Coexister, c’est comprendre ce qui peut offenser l’autre » ne semblait pas (à tort ou à raison) se poser.
Il ne s’agit pas de rétablir un ordre westphalien, sans doute mort et enterré, mais de créer un nouvel ordre sur des d’autres bases. A la différence de 1814, les acteurs principaux du système international – c’est une des clefs du désordre actuel – ne sont pas unis par une volonté commune de protéger le statu quo existant. Ils sont divisés en trois catégories : ceux qui veulent le changement à tout prix et sont ouvertement révisionnistes comme la Russie de Poutine ou les tenants du Califat ; ceux qui sont prêts à prendre des risques pour protéger un minimum d’ordre comme les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne ; l’immense majorité enfin qui oscille entre la stricte défense de ses intérêts propres et un divorce ambigu entre le discours et l’action comme c’est le cas des principaux acteurs régionaux de la scène moyen-orientale, de la Turquie à l’Arabie saoudite en passant par l’Iran.
Comment, dès lors, constituer une « Sainte-Alliance des modérés », sur le modèle de l’après-congrès de Vienne, comme semble l’appeler de ses voeux Barack Obama ? La constitution d’une « coalition multiculturelle » est sans doute une condition de légitimité préalable pour toute intervention au Moyen-Orient. Mais c’est aussi, si on attend qu’elle se constitue, une garantie certaine d’échec.
Si l’on veut aller plus loin dans la comparaison historique, il existait après 1815 une « hégémonie bipolaire », selon la formule de l’historien Paul W. Schroeder, entre la Grande-Bretagne et la Russie, même si d’autres acteurs comme l’Autriche, la Prusse et la France (grâce à Talleyrand) avaient un rôle à part entière. En 2014, certains seraient certes tentés de substituer les Etats-Unis et la Chine à la Grande-Bretagne et à la Russie. N’est-ce pas le rêve ultime d’Henry Kissinger ? Un rêve que l’on retrouve esquissé dans son dernier livre-testament au titre si germanique : « World Order : Reflections on the Character of Nations and the course of History ». (« De l’ordre mondial : réflexions sur le caractère des nations et le cours de l’Histoire »).
Au moment où nous sommes confrontés aux menaces de l’autoritarisme russe et de l’extrémisme d’illuminés, barbares, incultes et sanguinaires, les leçons du congrès de Vienne peuvent sembler lointaines et indirectes. Et pourtant, elles sont limpides. Il y a des intérêts communs à l’ensemble des acteurs qui l’emportent sur les calculs individuels. La Chine, l’Inde et le Brésil sont des « actionnaires » à part entière du jeu mondial et ont, eux aussi, besoin d’un minimum d’ordre. Un ordre auquel ils se doivent de contribuer. Il ne s’agit pas pour Pékin de jouer Moscou contre Washington, mais de choisir le parti de l’ordre face à celui désordre. Car nous sommes dans le même bateau, confrontés « aux récifs des révisionnismes » les plus déstabilisants.
Il est certes trop tôt pour songer à réunir l’équivalent contemporain du congrès de Vienne. Où pourrait se tenir d’ailleurs une telle réunion ? Mais il ne faut pas attendre qu’il soit trop tard pour s’inspirer des principes qui ont permis le succès d’un congrès qui s’ouvrait il y a exactement deux cents ans.
Dominique Moïsi, professeur au King’s College de Londres, est conseiller spécial à l’Ifri.
Source :lesechos.fr
