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Par Alexandre Del Valle

Depuis le début de la coalition européenne et américaine contre l’Etat islamique, la Turquie reste à l’écart des assauts et ne se montre pas très virulente à l’égard des islamistes. Seul pays musulman membre de l’OTAN à ne pas participer à la coalition contre l’organisation jihadiste, cette attitude pourrait donner envie à l’Europe de rejeter officiellement sa candidature d’adhésion à l’Union européenne.

La Turquie a fait le choix de ne pas participer à la lutte contre l’Etat islamique, contrairement aux autres pays membres de l’OTAN, et à la majorité des pays de l’Union européenne. Pour quelles raisons ?

Alexandre Del Valle : A l’époque où le pays a pris cette décision, 46 otages turcs étaient détenus par l’Etat islamique. Depuis qu’ils ont été libérés, ce sont d’autres raisons qui empêchent la Turquie d’intervenir. Tout d’abord, la Turquie est ennuyée par ce qu’il se passe en Syrie et en Irak. Dirigée par quelqu’un issu de l’islamisme, il lui est difficile de participer à une coalition contre l’islamisme. Même si la Turquie ne soutient pas le terrorisme !

Puis, Erdogan entretient une idéologie nostalgique du califat ottoman, et veut voir s’effondrer le régime syrien. Il ne veut pas soutenir des pays qui vont bombarder les islamistes, alors qu’il se sent plus proche de ces derniers que du régime syrien. Même si c’est un peu caricatural, ce sont les motivations du président turc. Plus que les islamistes, ce dernier a deux ennemis : le régime syrien alaouite et les kurdes de Syrie.

Le président Erdogan se défend en mettant en avant le fait que le pays accueille énormément de réfugiés. Pourquoi cela n’est-il pas comparable à un engagement au sein de la coalition ? En quoi cette attitude lui permet-elle justement de rester dans l’ambiguïté ?

Il est vrai que depuis la défaite des kurdes face à l’Etat islamique, la Turquie a accepté de constituer un couloir humanitaire et d’accueillir des kurdes sur son territoire. En revanche, cela ne l’empêche pas de participer à une coalition. Membre de l’OTAN, elle doit se soumettre à ses règles et accepter de prêter sa base aux Américains. Mais elle préfère apparaître comme le parrain modéré des islamistes du monde entier. Sans cela, il serait difficile à Erdogan de garder son électorat, lui-même opposé à une quelconque participation à une opération américaine.

Quels problèmes cela pose-t-il concrètement pour l’Europe ? En quoi le manque d’implication de la Turquie dans la lutte contre l’Etat islamique est-elle incompatible avec les valeurs ou les positions de l’Union européenne ?

L’Etat islamique représente l’inverse des valeurs européennes et occidentales, notamment la laïcité et la sacralité de la vie humaine. Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de valeurs, mais aussi de solidarité. Etre membre de l’OTAN implique de la cohérence et de la solidarité. La Turquie ne peut pas aller dans le sens de l’OTAN quand cela l’arrange, et implorer la solidarité de l’organisation si sa crainte d’être un jour attaquée par la Syrie se réalise.

Les frontières turques sont de véritables passoires à djihadistes. En quoi est-ce inquiétant quant à sa capacité à protéger de potentielles frontières de l’UE ?

Il s’agit là du vrai problème de la Turquie, et selon moi, de ce qui fait que la Turquie ne peut pas adhérer à l’Union européenne. Il serait irresponsable de croire à la création d’un continent de paix avec un pays qui partage ses frontières avec l’Iran, l’Irak et la Syrie. Ou l’Europe devrait mettre en place une politique de défense plus ambitieuse mais elle n’en a pas les moyens. Les frontières turques sont un accès direct aux frontières du jihad, impossibles à contrôler. D’ailleurs, aujourd’hui, les jihadistes passent par là pour rejoindre les combattants syriens ou de l’Etat islamique. Mieux vaut faire de la Turquie un état tampon qu’un membre de l’UE.

Dans ce contexte, cela a-t-il encore un sens que l’Union européenne continue d’envisager la candidature turque ?

La Turquie ne partage pas les mêmes valeurs, n’a pas les mêmes conceptions que l’Union européenne. C’est pourquoi à mon sens la candidature turque n’a jamais eu de sens. Mais cette question relance le débat, et confirme que ses frontières sont dangereuses, limitrophes de pays qu’elle ne peut pas contrôler. Il lui sera également difficile de renoncer à son nationalisme et à sa souveraineté. Plus globalement, elle ne rentre pas dans les critères de « l’Europe européenne », dont elle ne partage ni le passé ni les valeurs.

Source: http://www.atlantico.fr/