Faut-il tout raconter ? Le « on » comme le « off ». La position politique, comme le commentaire. La blague comme le raisonnement. La remarque incidente comme la conclusion. L’erreur involontaire comme la provocation assumée.

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Off ze rikord

Faut-il tout dire ?
Si oui, comment ?
Si non, pourquoi ?
Je me pose ces trois questions depuis que je fais ce métier, et depuis que je rencontre des élus. Je me les pose à chaque fois que je prépare un article.

Les élus, de droite ou de gauche, du centre ou d’ailleurs, quels que soient leurs opinions ou leur caractère finissent toujours par tout dire aux journalistes qu’ils rencontrent. Ils veulent séduire, parce que leur métier les y oblige ; ils veulent impressionner en montrant qu’ils savent, parce que l’information, c’est le pouvoir ; ils veulent investir, parce que donner une info est une faveur qui peut être rendue, plus tard, en bons papiers (pas de ça chez moi, bien sûr).

Bref, les élus parlent. Et plus ils sont ambitieux, plus ils parlent. Et croyez-moi, ils sont tous très ambitieux. J’en connais aussi qui sont à la fois ambitieux et bavards, et ceux-là sont de véritables moulins à paroles.
Mais ils ne disent pas toujours tout. Je dirais même qu’il arrive qu’ils parlent pour ne rien dire. En tout cas, ils présentent souvent les choses d’une manière qui relève plus de l’intérêt que de la quête éperdue d’objectivité rigoureuse. Ils racontent même souvent des choses inexactes, voire carrément fausses, histoire de venir nourrir les petites chroniques non signées qui font la joie des hebdomadaires.

Bref, ils disent tout, mais il faut vérifier. La prime au dernier qui a parlé est monnaie courante (pas de ça chez moi, bien sûr). Car la rigueur est au journaliste ce que la discrétion est à un secrétaire général de l’Elysée. On aimerait qu’elle soit nécessaire, on sait qu’elle n’est pas suffisante, et on constate souvent qu’elle est très relative.
Pauvre Jouyet. Enfin pauvre, je me comprends. Ce ne sont pas ses fins de mois qui sont difficiles. Depuis la parution du dernier livre de Lhomme et Davet, c’est tout son mois, et ceux qui suivront, qui s’annoncent difficiles.
Jouyet, il ressemble un peu à une chauve-souris. Pas physiquement bien sûr. Quoiqu’avec un éclairage un peu sombre, au détour d’un couloir de l’Elysée, il doit pouvoir surprendre. C’est plutôt son côté mi-fonctionnaire, mi-politique, mi-homme de l’ombre, mi-homme du monde qui le rapproche un peu du mammifère volant. Il n’est plus tout à fait le haut fonctionnaire qu’il a été, il n’a jamais vraiment réussi à être l’homme politique qu’il aurait sans doute aimé devenir, il a été patron donc il aime parler, mais il est désormais collaborateur et il devrait se taire. Au fond, en le rencontrant, on se dit assez vite, en dépit de la grande intelligence et de la chaleur indéniable de l’animal, qu’il ne sait pas exactement où il habite.

Et ça, cher lecteur, pour un journaliste, c’est souvent l’assurance du gros lot. Comme ont dit Davet et Lhomme, un entretien avec Jouyet, c’est bingo à chaque fois. Rassurant, non ?
Car l’entretien d’un politique avec un journaliste est un exercice codé. Et il vaut mieux connaître ces codes, même si on ne les apprend qu’avec le temps, après avoir fait au moins une fois tout ce qu’il ne faut pas faire.
Au cours d’un entretien avec une personnalité du monde politique, on se parle, on dit des choses qui ont vocation à être reprises, explicitement, d’autres qui ont vocation à être répétées (ce qui n’est pas exactement la même chose) et d’autres qui devraient rester strictement circonscrites à l’entretien entre une source et le journaliste qui y puise ses informations. Comment sait-on ce qui relève d’une de ces trois catégories.
On ne sait pas vraiment. Et c’est bien là que se croisent l’art du politique et le métier du journaliste.

Certains pratiquent le « on » et le « off ». Le « on », c’est la citation, indiquant clairement qui a dit quoi. Elle est souvent relue par le politique, qui assume sa déclaration, et qui peut même la corriger (légèrement en règle générale, mais j’admets qu’il m’est arrivé d’accepter des corrections lourdes sur des propos ayant pourtant été tenus… je ne suis pas parfaite…). Le « off », c’est ce qui peut être répété mais ne doit pas être sourcé. Le « off » sert à nourrir les articles, à donner une tonalité à un papier, sans que celui qui critique, qui attaque ou qui commente ne soit inquiété. La distinction du « on » et du « off » a longtemps semblé sacrée. Pour beaucoup de journalistes, elle relevait du pacte de confiance entre le journaliste et le politique.

Mais le « off » a volé en éclats. Nous, les journalistes, l’avons tué, coupant en cela la main qui nous nourrissait, et la technique l’a enterré. Nicolas Domenach et Maurice Szafran en 2012 (1) puis Nathalie Schuck et Frédéric Gerschel (2) plus récemment, ont volontairement dynamité cette « suma divisio » fragile en révélant, avec force détails, le contenu d’entretiens dont tout indique qu’ils relevaient du off. Avec le même homme politique, d’ailleurs, que vous aurez reconnu, véritable machine à off. La technique, avec la généralisation et la miniaturisation des dictaphones, le rend illusoire. N’importe lequel d’entre nous est capable, avec son iPhone dans sa poche, d’enregistrer une conversation. C’est-à-dire d’avoir la preuve d’un propos tenu. Donc de pouvoir transformer du off en on.
Notre Batman hollandais, si l’on peut dire, a-t-il trop parlé ? Etait-il en train de plaisanter ? Savait-il que l’entretien était enregistré, et si tel est le cas, comment pouvait-il imaginer que cela ne serait pas raconté ? Parce que, encore une fois, rien n’est jamais certain, en France. Après tout, même Lhomme et Davet ne racontent pas tout.

Faut-il, dès lors, tout raconter ? Le « on » comme le « off ». La position politique, comme le commentaire. La blague comme le raisonnement. La remarque incidente comme la conclusion. L’erreur involontaire comme la provocation assumée.
Faut-il dire comment Nicolas Sarkozy parle de ceux qui le soutiennent ? Et de ceux qui ne le soutiennent pas ? C’est souvent aussi méchant, d’ailleurs.
Faut-il faire état des rumeurs qui sont distillées sur la maladie ou le mariage fragile de tel ou tel ? En disant qui la propage ? Sur le mode « on m’a dit que… » ? L’ironie c’est que le pronom « on », prononcé à la française, cette fois, est le principal outil du « off »
Faut-il continuer à dire ce qui est affirmé par quelqu’un sans dire de qui il s’agit ? Faut-il indiquer dans quelles conditions ont été recueillis les propos que l’on cite ? Faut-il indiquer quels sont les liens entre celui qui écrit le papier et celui qui en est l’objet ?

Bref, tout cela relève du bon sens et de la déontologie des uns et des autres, ce qui m’inquiète assez.
Il n’existe aucun manuel pour apprendre les règles qui président aux entretiens entre un politique et un journaliste. Tiens, je pourrais écrire ce manuel : le off pour les nuls. Il tiendrait en deux phrases : le off n’est que du on différé dans le temps. Donc la seule règle à suivre est la suivante, et elle vaut pour les élus comme dans la vie : le meilleur moyen que des propos ne soient pas repris, c’est encore de ne pas les tenir.

Nous pouvons compter sur nos politiques pour ne pas l’appliquer. Heureusement pour moi !

(1) Off : Ce que Nicolas Sarkozy n’aurait jamais dû nous dire, Fayard, 2011.

(2) Ça reste entre nous, hein ? Deux ans de confidences de Nicolas Sarkozy, Flammarion, 2014.

http://www.lopinion.fr

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