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par  BICHOT Jacques

La production normative française est difficile à utiliser ; le temps consacré à des recherches qui devraient être simples et rapides est important ; cela augmente le coût de fonctionnement des services qui doivent avoir recours à la réglementation, qu’ils soient publics ou privés. La productivité des Français est affectée, ainsi que la compétitivité de l’entreprise France.
Pour remédier à cette inflation normative, il convient bien entendu de diminuer fortement le flux législatif et réglementaire, et de s’attaquer à la réduction du stock. Mais il faut également jouer sur un autre registre. La coutume rédactionnelle qui régit ces documents consiste à désigner non par son intitulé (son nom) la disposition que le nouveau texte entend modifier, développer ou supprimer, mais en référant à l’article de la loi, du décret ou de l’arrêté par lequel cette disposition a été introduite. De ce fait, toute personne qui n’est pas une habituée de ladite disposition est obligée d’aller chercher son texte séminal – celui qui lui a donné naissance.

Un exemple valant mieux qu’un long discours, j’ai regardé dans le JO du dimanche 28 décembre 2014, jour où j’écris, les décrets et arrêtés qui figurent à la rubrique « ministère des affaires sociales », domaine que je connais un peu moins mal que d’autres.
Voici le titre de l’un des sept arrêtés émanant de ce ministère publiés ce jour-là : « Arrêté du 23 décembre 2014 modifiant l’arrêté du 8 décembre 2010 fixant les règles de calcul des tarifs plafonds et de mise en œuvre de la convergence tarifaire prévues à l’article L. 174-6 du code de la sécurité sociale ».
Cet arrêté du 23 décembre 2014 ne comporte que deux articles, et comme le second désigne simplement les autorités chargées de son exécution, son objet tient en un seul article. Celui-ci nous apprend que le tarif plafond prévu à l’article 2 de l’arrêté du 8 décembre 2010 susmentionné est fixé à 13,10 euros pour l’année 2014.

Le lecteur occasionnel du JO commence certainement par regarder s’il a bien lu « 2014 », car il pense logiquement qu’un arrêté fixant un tarif applicable depuis le 1er janvier 2014 aurait dû être fixé en 2013 (et même, sauf circonstance extraordinaire, sensiblement avant la trêve des confiseurs 2013). Mais non, pas d’erreur, il s’agit bien de porter le 28 décembre à la connaissance des gestionnaires concernés le tarif qui s’applique depuis le 1er janvier de la même année à l’une des activités dont ils sont responsables.
Une fois remis de cette surprise, le lecteur constate qu’il ne sait toujours pas de quel tarif il s’agit, puisqu’il ne connaît pas par cœur le Code de la sécurité sociale (plus de 2 000 pages). Il existe des dizaines de plafonds tarifaires en droit de la sécurité sociale et de la santé : quel est donc celui-ci ?
Rechercher sur Legifrance (site de bonne qualité) les arrêtés du 8 décembre 2010 fournit une liste de 41 arrêtés signés ce jour-là. Le nôtre figure en sixième position. Il se réfère toujours à  l’article L. 174-6 du code, et la précision selon laquelle « les dispositions du présent arrêté s’appliquent aux établissements mentionnés à l’article L. 6111-1 autorisés à dispenser des soins de longue durée ayant conclu la convention pluriannuelle prévue au I de l’article L. 313-12 du code de l’action sociale et des familles, et dont les capacités d’accueil ont été réparties conformément à l’article 46 de la loi du 19 décembre 2005 susvisée » ne fait que nous orienter vers de nouvelles recherches sur Legifrance et nous inciter à ouvrir de nouvelles fenêtres sur l’écran de notre ordinateur, tout en faisant l’opération analogue dans nos circuits neuronaux.

À défaut de nous renseigner complètement sur ce que sont les plafonds annuels dont le ministère s’occupe avec tant de diligence, l’arrêté du 8 décembre 2010 fournit une formule de calcul : « Tarif plafond afférent aux soins par patient = valeur annuelle du point * [GIR moyen pondéré + (PATHOS moyen pondéré * 2,59)]. » (1)
Suivent les inévitables correctifs apportés à cette formule dans certains cas particuliers : majoration automatique de 20 % dans les départements d’outre-mer, et majoration éventuelle par des « dotations destinées au fonctionnement des unités spécifiques pour les patients atteints de la maladie d’Alzheimer ou à la compensation de surcoûts lors d’épisodes climatiques exceptionnels ».
Enfin l’article 3 de l’arrêté de décembre 2010 nous apprend ceci : « Pour l’année 2010, la valeur annuelle du point servant au calcul du tarif plafond prévu à l’article 2 du présent arrêté est fixée à 12,98 euros. »
Si l’on veut savoir comment la valeur du point a évolué année après année pour effectuer en 4 ans cette progression de 0,92 %, il faut à nouveau aller à la pêche aux informations, puisqu’aucune référence n’est faite à des arrêtés intermédiaires. Cette recherche est aisée sur Legifrance ; elle nous apprend que la valeur du point a été fixée à 13,10 euros dès 2011 et n’a plus varié depuis lors, en dépit de trois arrêtés annuels successifs destinés à préciser (rétroactivement) cette valeur.

Cet exemple fastidieux nous montre à quel point le genre littéraire adopté par la machine administrative française est éloigné de ce qui serait nécessaire pour que l’entreprise France gagne en efficacité, et que s’améliorent conséquemment nos finances publiques.
Premièrement cette façon de faire ne met pas les gestionnaires de terrain (ici les dirigeants de certains établissements de soins) en situation de véritablement gérer.
Deuxièmement, elle ne met pas les gestionnaires nationaux et les personnes ou services qui leur fournissent des éléments factuels et analytiques utiles à la prise de décisions en situation de les informer et de les conseiller utilement. Comment la DREES (organisme chargé des statistiques et de la recherche pour les ministères sociaux), l’INSEE, la Cour des comptes, le Conseil d’orientation des retraites, France stratégie, le Conseil d’analyse économique, etc., pourraient-ils faire le lien entre la réalité et ce fatras de textes abscons construits comme des poupées russes qui devrait servir au gouvernement à diriger le pays ?
Troisièmement, comment les Parlementaires, fussent-ils assistés par des services appropriés, pourraient-ils suivre correctement l’usage qui est fait par l’administration des textes qu’ils votent (ou plutôt, qu’elle leur fait voter) à tour de bras ?

Le Conseil constitutionnel, conscient du problème que pose la mauvaise organisation du système normatif français, a dans une décision de 1999 (2) fait référence à « l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi ».
On peut supposer que le règlement, complément souvent indispensable de la loi, est lui aussi concerné par cet objectif. La création du site Legifrance a considérablement amélioré l’accessibilité des textes. En revanche, la codification est une réponse très insuffisante en ce qui concerne l’intelligibilité. Non seulement il conviendrait de moins jargonner (3), mais surtout il faudrait se défaire de la mauvaise habitude qui consiste à confondre la désignation d’une disposition ou d’une institution avec l’indication du texte où elle a fait son apparition. La règle instituée (exemple fictif) par le II. 3°. a) de l’article 52 de la loi n° 2012-579 du 30 octobre 2012 doit porter un nom qui permette d’y faire référence en bon français.

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément » disait Boileau dans L’Art poétique ; nous avons le plus grand besoin d’appliquer cette formule aux lois, décrets, arrêtés et circulaires.

(1) GIR : Groupe iso-ressources. Cet indicateur du degré de perte d’autonomie va de GIR 1 pour les personnes qui sont totalement dépendantes à GIR 6 pour celles dont les problèmes sont bénins. Le GIR moyen pondéré concerne un groupe de personnes, par exemple les patients d’un établissement : il mesure le degré moyen de leur dépendance. Pour son calcul, les personnes en GIR 1 sont au coefficient 1000, celles en GIR 2 au coefficient 840, etc., jusqu’à 70 pour le GIR1. PATHOS : ce mot grec désigne dans le milieu médico-social un modèle sophistiqué utilisé pour apprécier les soins à dispenser sur d’assez longues durées à des patients gravement atteints. Ce modèle permet de quantifier le niveau des soins nécessaires en fonction de l’état du patient (rééducation après un accident vasculaire cérébral, malade en soins palliatifs, etc. On peut comme pour le GIR calculer une valeur moyenne pour chaque établissement.
(2) Décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999. Cette décision concernait une loi autorisant le gouvernement à procéder par ordonnances pour des opérations de codification et de simplification des textes normatifs.
(3) Il ne s’agit pas ici de condamner l’usage de certaines formulations juridiques qui déconcertent quelque peu le profane mais permettent une précision que ne propose pas le français ordinaire. Le droit, comme différentes sortes de disciplines et de métiers, a besoin d’un vocabulaire et d’un style approprié à ses spécificités. Nous regrettons simplement qu’un certain snobisme conduise à délaisser le langage compréhensible par tout honnête homme dans moult circonstances où il ferait parfaitement l’affaire.