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Entretien avec Alain de Benoist ,Intellectuel, philosophe et politologue

Les Noirs qui courent plus vite que les Blancs. Les Allemands toujours plus disciplinés que les Français. Les protestants qui ne pensent qu’à l’argent. Les Jaunes qui sourient toujours mais n’en pensent pas moins. Les femmes qui ne savent pas conduire, les hommes qui ont le monopole de la violence conjugale. La gauche, forcément gentille ; et la droite, fatalement égoïste. Les préjugés ou les stéréotypes ont manifestement la vie dure. Mais ne cèleraient-ils pas aussi une part de vérité ?

Les préjugés et les stéréotypes ne sont pas exactement la même chose.

Favorable ou défavorable, un préjugé est un pré-jugement, c’est-à-dire une opinion formulée sur un sujet sans examen suffisant. C’est évidemment une erreur d’en faire automatiquement une vérité, mais c’en est une autre de le décréter faux a priori. Les pré-jugements sont nécessaires dans la vie pour autant qu’on en fasse des hypothèses de travail, des propositions qu’il n’est pas absurde de tenir pour vraies aussi longtemps qu’on ne les a pas démontrées fausses. Dans une perspective bayésienne (méthode d’inférence permettant de déduire la probabilité d’un événement à partir d’autres événements déjà évalués), un préjugé est même le point de départ de toute acquisition d’information, y compris en matière scientifique (quand on préjuge, par exemple, de la fiabilité des instruments de mesure).

Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières s’en sont pris avec virulence aux « préjugés », terme sous lequel ils englobaient tout ce qui rattachait le jugement à une quelconque tradition. Dénoncer les « préjugés » n’était pour eux qu’une façon de dénier toute autorité au passé, c’est-à-dire de briser une continuité. Aux « préjugés », ils opposaient des valeurs « universelles » fondées sur la « raison », démarche assez naïve, car la raison n’est elle-même pas toujours raisonnable, d’autant qu’il a été démontré qu’on ne peut établir rationnellement des valeurs « universelles » qui supposent elles-mêmes l’adhésion à certains préjugés. C’est ce que n’ont pas manqué de souligner les anti-Lumières qui se sont empressés de réhabiliter les « préjugés », en y voyant le reflet ou le fruit de l’expérience des générations antérieures. « Nous craignons, écrivait Edmund Burke en 1790, d’exposer l’homme à vivre et à commercer avec ses semblables en ne disposant que de son propre fonds de raison, parce que nous soupçonnons qu’en chacun ce fonds est petit, et que les hommes feraient mieux d’avoir recours, pour les guider, au capital constitué des nations et des siècles. »

Un stéréotype est avant tout une catégorisation. Loin d’être faux par principe, lui aussi, il désigne le plus souvent une vérité statistique abusivement généralisée. Compte tenu du caractère polymorphe de l’espèce humaine, toute vérité statistique comporte des exceptions. L’erreur est de croire que les exceptions démentent la règle, alors qu’en général elles la confirment. Or, c’est bien ce que font, pour ne citer qu’eux, les tenants de la théorie du genre qui veulent « déconstruire les stéréotypes » en faisant croire qu’ils sont nécessairement mensongers. Mais s’ils n’étaient que mensonges, les stéréotypes ne seraient jamais devenus des stéréotypes ! Contrairement à ce que soutient Najat Vallaud-Belkacem, ce n’est pas parce qu’il y a des hommes peu virils et des femmes peu féminines que le masculin et le féminin n’existent pas. D’innombrables études empiriques en confirment au contraire l’existence depuis le plus jeune âge et même avant (le cerveau est déjà sexué à la naissance). À travers la dénonciation des « stéréotypes », c’est en fait à une campagne pour l’indifférenciation sexuelle que l’on assiste, l’un des objectifs étant de parvenir dans tous les métiers à une parfaite parité dont il ne vous aura pas échappé qu’elle est effectivement loin d’être réalisée chez les éboueurs ou les sages-femmes…

Quand une certaine droite se plaint, non sans raison, des préjugés dont elle est victime, ne commet-elle pas la même erreur à l’égard des musulmans, forcément barbus, fatalement égorgeurs et ontologiquement barbares ?

Les préjugés, c’est bien connu, sont toujours le fait des autres. Ce qui frappe surtout, c’est que soutenir qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre le musulman moyen et les criminels salafistes revient à donner raison à ces derniers puisqu’ils affirment parler au nom de l’islam, alors même qu’ils passent le plus clair de leur temps à égorger, décapiter et massacrer des musulmans. Péguy disait qu’« une mauvaise idée toute faite est infiniment plus pernicieuse comme toute faite que comme mauvaise ». J’ajouterai que l’essentialisme est, avec l’anachronisme, l’irrésistible penchant des pensées faibles. Mais il ne faut pas en vouloir aux imbéciles, puisque c’est souvent leur bêtise qui les aide à vivre. S’ils accédaient aux rives de l’intelligence, l’air pur les étoufferait.

À user et abuser des clichés, on arrive tôt aux tabous, vocable qui relève du religieux. Du coup, on ne peut plus rien dire… Mais peut-être est-ce là une autre forme de cliché ?

C’est surtout le tabou qui est de nos jours devenu un cliché, alors qu’il ne devrait désigner que les codes de bien-pensance imposés par l’idéologie dominante, c’est-à-dire la pensée unique. On voit tous les jours des écrivains, des intellectuels, des artistes, des vedettes du show-business qui se font gloire de « briser des tabous » (en se moquant de la famille, en critiquant l’Église, en exhibant leurs organes sexuels, etc.), alors qu’ils n’enfoncent que des portes ouvertes et ne s’exposent qu’à des sourires complices. Nous ne sommes plus à l’époque où l’on poursuivait en justice Les Fleurs du mal ou Madame Bovary ! Se souvenir de cette époque n’est cependant pas inutile. Cela nous rappelle qu’aujourd’hui comme hier, les vrais tabous se reconnaissent à ce que ceux qui les violent se retrouvent devant les tribunaux.

Entretien réalisé par Nicolas Gauthier

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