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 En quelques jours à peine, « Vive la liberté » est devenu « Vive la censure et la surveillance ». Exactement ce que voulaient les terroristes.

La statue de la République, sur la place du même nom, à Paris, le 11 janvier 2015.
La statue de la République, sur la place du même nom, à Paris, le 11 janvier 2015. © AFP PHOTO / JOEL SAGET
Par Guerric Poncet

« Vive la liberté ! » criaient en choeur des millions de Français le 11 janvier 2015, dans un rassemblement populaire jamais vu depuis la Libération, en réaction aux attentats. Mais, bizarrement, le gouvernement a compris « Vive la censure et la surveillance ». Après le traumatisme, les annonces politiques sont toutes allées dans le sens de la réduction des libertés publiques. Renforcement de la surveillance et du blocage administratif des sites web, création d’un fichier PNR des voyageurs aériens (que le Parlement européen bloque, à raison, depuis des années, car présentant trop peu de garanties), élargissement des écoutes administratives (et non judiciaires) et, plus généralement, extension des régimes d’exception.

Ce 11 janvier, des dizaines de chefs d’État battaient le pavé ensemble, réunis autour de François Hollande pour une photo qui est déjà entrée dans l’histoire. Ils « marchaient » sur l’Internet français, au sens propre : des milliers de fibres optiques courent sous ces trottoirs pour rejoindre l’un des coeurs du Web français, dans un immeuble du boulevard Voltaire. Mais cette image peut aussi être utilisée au sens figuré : les gouvernements ont piétiné Internet, ce 11 janvier.

La radicalisation, c’est en prison

Au moment même où les citoyens étaient dans la rue pour crier leur amour de la liberté d’expression, les ministres de l’Intérieur européens se réunissaient à Paris, sur invitation du Français Bernard Cazeneuve, et pondaient un communiqué commun pour renforcer le contrôle d’Internet et la surveillance. Pour eux, pas de doute possible : les terroristes ont utilisé Internet, donc Internet est source de terrorisme. Point. Au Forum de la cybersécurité à Lille le 20 janvier, les ministres de l’Intérieur français et allemand sont revenus à la charge et ont promis plus de contrôle administratif sur Internet, pour défendre la société contre le terrorisme.

Pourtant, les trois terroristes, Chérif et Saïd Kouachi et Amedy Coulibaly, se sont radicalisés en prison, et pas sur Internet, comme le rappelle Le Monde. Tout comme Mohamed Merah (attaques de mars 2012 à Toulouse) ou Mehdi Nemmouche (attaque de Bruxelles en mai 2014). Donc, l’argument est faux. Mais même si de bons citoyens étaient devenus terroristes en quelques clics, simplement en consultant des sites web, faudrait-il accuser Internet ? Accuse-t-on la voiture qui a servi aux terroristes à se rendre chez Charlie Hebdo ? A-t-on envisagé de filtrer en permanence toutes les rues de Paris qu’ils ont emprunté avec leurs kalachnikovs sur la banquette arrière ? Non. Chaque individu est responsable de l’usage qu’il fait d’un outil, et non l’inverse. Internet n’est pas un terroriste, il ne mérite pas qu’on l’enferme.

Le but du terroriste ? Nous forcer à changer

« Cette vision indéfiniment extensible du filet de la surveillance [est] inefficace contre ceux qui sont visés, qui le contourneront facilement, et attentatoire aux libertés de tous », s’inquiètent dans un communiqué commun plusieurs organisations françaises, dont le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, la Quadrature du Net et la Ligue des droits de l’homme. « Nos valeurs communes ont été visées [mais] nous nous opposons à tout régime d’exception », tonne pour sa part l’Association des services internet communautaires (Asic), qui regroupe en France des géants comme Google, Facebook, Microsoft, eBay, Yahoo!, Dailymotion, Deezer, Spotify, Airbnb, AOL, Skyrock, PriceMinister ou encore Skype.

Pourtant, les gouvernements persistent à offrir aux terroristes exactement ce qu’ils recherchent : l’érosion de nos valeurs. Car le but du terroriste n’est pas de tuer : il veut surtout terroriser les vivants, les sociétés, et les obliger à changer. Réduire les libertés publiques, c’est ce que font les Européens, et peu importe que ces gouvernements soient de gauche ou de droite : le fantasme du contrôle d’Internet et de la surveillance n’est pas partisan. Même l’illustre Robert Badinter, ex-garde des Sceaux qui a fait abolir la peine de mort en France, a bien été obligé de saisir le sens de l’expression « pisser dans un violon », lorsqu’il a rappelé que « ce n’est pas par des lois et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis ». « Ce serait là un piège que l’histoire a déjà tendu aux démocraties », avait-il ajouté. En vain : la France a sauté dans le piège à pieds joints, et l’Europe a suivi.

« La meilleure réponse est de ne rien faire »

« Parfois, face au terrorisme, la meilleure réponse est de ne rien faire », a même risqué l’Américain Bruce Schneier, l’un des papes de l’informatique, qui s’exprimait aussi au Forum de la cybersécurité à Lille. Certes abrupte, cette phrase mérite réflexion : si le terroriste ne parvient pas à terroriser, il n’a plus vraiment de raison d’être…

Aujourd’hui, quand nous crions « Vive la liberté » dans la rue, l’enjeu n’est plus de dénoncer les dérives de la monarchie comme en 1789. Aussi absurde que cela puisse paraître, l’enjeu est désormais de défendre notre liberté numérique face à des gouvernements démocratiques. Car au XXIe siècle, sans liberté numérique, la liberté d’expression et d’opinion n’est plus possible.

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