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Yves Bourdillon 
  • T atiana Jean : « Poutine remis question l’ordre l’après-guerre froide »

    T atiana Jean : « Poutine a remis en question l’ordre de l’après-guerre froide » – Emilie Maysson/IFRI

Tatiana Jean est responsable du centre Russie/Nouveaux Etats Indépendants à l’Institut Français des Relations Internationales.

Qu’est-ce qui permet de penser que ce cessez-le-feu a plus de chances de tenir que celui de septembre ?

Il est évidemment positif que les négociateurs soient arrivés à un accord, mais, malheureusement, il peut s’avérer aussi fragile, voire inapplicable, que l’accord de septembre, auquel il emprunte beaucoup de traits. D’ailleurs, les réactions des chefs d’Etat participant à la négociation laissent bien comprendre qu’ils ne se font pas d’illusions. Pour les Allemands (par la voix de Steinmeier), cet accord « ni une solution globale, ni une percée », pour Poutine c’est un « accord sur l’essentiel ». Or le diable est dans les détails. L’accord peut notamment trébucher sur la question majeure du contrôle de la frontière entre la Russie et les régions rebelles en Ukraine. La perméabilité de cette frontière permettait à la Russie de maîtriser la puissance du feu du conflit à différents moments en faisant passer du matériel et des volontaires. On peut se poser la question si elle accepterait le rétablissement réel du contrôle ukrainien de cette zone. D’ici à l’entrée en vigueur de la trêve, dans deux jours, il est aussi évident que la situation sur le terrain peut changer, notamment autour de la « poche » de Debaltsevo.

Est-ce que le maintien d’un conflit gelé est de nature à bloquer le processus d’intégration occidentale de l’Ukraine ?

Il est certain que ce sera un fardeau pour l’économie ukrainienne, qui peut ralentir des réformes, créer des dissonances politiques, voire des blocages sur les façons de traiter avec ces régions. Et il est évident que tant que le problème n’est pas réglé, la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne ou à l’Otan ne se posera pas, même à long terme, sans parler du facteur russe, qui ne disparaîtra pas.

L’accord prévoit une réforme constitutionnelle. Est-ce un point délicat ?

La question de la stabilisation de moyen terme est évidemment essentielle, liée au futur statut de ces deux régions. Les Russes semblent souhaiter aujourd’hui que les régions rebelles restent au sein de l’Ukraine et que cette dernière assume le coût financier de la reconstruction, le paiement des retraites et des salaires. L’objectif de la Russie est de continuer à peser sur l’agenda politique et les choix stratégiques de l’Ukraine par l’intermédiaire de ces régions, tandis que l’Ukraine ne souhaite en aucun cas avoir ce type de cheval de Troie russe en son sein… Ce sont deux approches opposées. Et cet aspect n’est pas clairement tranché dans l’accord, qui prévoit une « décentralisation », qui est plutôt le terme ukrainien, tandis que les Russes ont toujours souhaité une « fédéralisation » de l’Ukraine à la suite d’un changement constitutionnel. Il faudra s’entendre sur le sens exact des termes et le contenu de cette « décentralisation », les interprétations divergentes restent possibles. Ce point reviendra très vite sur le tapis.

Vladimir Poutine a-t-il fait voler en éclats l’ordre sécuritaire européen en vigueur depuis 1991 ?

Tous les mécanismes sécuritaires sur lesquels reposait l’ordre de l’après-guerre froide ont été remis en question par l’annexion de la Crimée et la déstabilisation de l’Ukraine : la Charte de Paris de 1991 et même l’Acte final d’Helsinki de 1975 stipulaient l’intangibilité des frontières. La Russie y oppose le droit des peuples à l’autodétermination. La manipulation de ces deux principes est dangereuse en Europe et même au-delà. Ainsi, dans la région de l’Asie-Pacifique, on perçoit le précédent de la Crimée comme très inquiétant.

Poutine donne l’impression, avec son projet d’union eurasiatique, de poursuivre à tout prix un rêve de protectorat sur tous les peuples slaves russophones de foi orthodoxe, ou en tout cas de vouloir réviser l’issue de la guerre froide. Vous partagez ce point de vue ?

Poutine a deux projets pour le voisinage proche : l’un est le « monde russe » (Rousskij mir) qui réunirait les peuples de langue russe et de foi orthodoxe au-delà des frontière. On croyait au début que c’est un projet d’influence plutôt culturelle et spirituelle, mais depuis 2009, la Russie, par l’amendement de la Loi sur la Défense, se donne le droit d’aller défendre ses compatriotes à l’étranger manu miltari. Cela change complètement de registre : on n’est plus dans celui de « soft power », influence douce, mais bel et bien dans celui de « hard power », qui comprend la possibilité d’ingérence militaire dans les affaires d’un autre pays. On a vu ce paramètre jouer pleinement dans la crise ukrainienne, dès l’annexion de la Crimée, et ensuite à l’Est de l’Ukraine. Le deuxième projet qui tient à cœur de V. Poutine est celui de l’Union eurasienne, qui est plus large que le monde russe car il vise aussi les ex-républiques soviétiques non-slaves. La Russie souhaite contrôler les processus dans son environnement régional proche, elle perçoit ce contrôle comme un élément essentiel de sa sécurité. Pour la Russie, il ne suffit pas d’être entouré par des pays neutres ou même amicaux, il faut qu’elle puisse peser sur les choix stratégiques des voisins pour se sentir en sécurité. Par ailleurs, dans le projet de l’Union eurasienne, il y a aussi la volonté de donner une assise économique régionale solide à la Russie pour assurer son rôle global.

 Enfin, l’envie de réviser l’issue de la guerre froide semble indiscutable : Vladimir Poutine ne voit pas aujourd’hui pourquoi le monde doit être dirigé par l’Occident qu’il considère comme économiquement en déclin par rapport à l’Asie, stratégiquement peu crédible et moralement dégradé. La Russie cherche à imposer une vision du monde différente, d’un monde multipolaire où la Russie jouerait un rôle bien plus important que depuis la fin de la guerre froide.

Après la Géorgie, la Crimée, le Donbass signifie-t-il un retour au principe de souveraineté limité de Brejnev, et si oui qui est le prochain sur la liste ?

La doctrine de souveraineté limitée de l’époque de Brejnev correspondrait probablement bien à la volonté de la Russie d’avoir un droit de regard sur la politique de ces voisins, leur choix d’alliances et d’orientations. En même temps, l’époque aujourd’hui est différente, on voit bien à quel point ces pays sont sensibles aux questions de souveraineté et de l’indépendance. Même les partenaires les plus proches de la Russie, comme la Biélorussie et le Kazakhstan, font comprendre qu’ils s’opposeront à toute ingérence dans les affaires intérieures. De fait, la Russie a pesé sur les orientations des pays de son voisinage à travers les prix de ses hydrocarbures, des crédits, des conflits gelés ou des pressions au niveau sécuritaire comme pour l’Arménie.

Si le cessez le feu ne tient pas dans les prochains mois, sur quoi cela peut-il déboucher ; un nouveau cycle de combats-Minsk III etc, des sanctions économiques paralysantes de la part des occidentaux, la fourniture d’armes américaines ?

Nous pouvons en effet nous retrouver dans les nouveaux cycles escalade/négociations, à chaque fois sur un nouveau plateau plus critique. Cela peut évidemment aboutir à de nouvelles sanctions ou à la fourniture d’armes américaines. Le dernier point surtout alimentera la rhétorique antioccidentale en Russie et du président Poutine, qui ne fait que chercher des preuves qu’en Ukraine le véritable adversaire sont l’Occident et les Etats-Unis. Le durcissement du régime sur le plan extérieur et intérieur sera alors inévitable avec des conséquences imprévisibles.

La stabilisation financière d’une Ukraine au bord du défaut de paiement vous semble-t-elle constituer un risque de type tonneau des danaïdes pour les Occidentaux…et pour Moscou ?

L’Ukraine est au bord d’une faillite, elle est retenue par les financements extérieurs. L’inflation est de 24,9%, et les réserves de changes ne couvrent que 5 semaines d’importations au lieu de 3 mois préconisés par le FMI. On voit bien que les réformes piétinent, que l’emprise de l’Etat sur l’économie reste grande, et que les élites et les oligarques continuent à s’accrocher aux anciennes habitudes. Or, l’Ukraine n’a pas le droit à l’erreur : son destin, son existence même se joue ici et maintenant. Il est clair que les financements doivent être conditionnés aux avancées dans les réformes et au contrôle strict des sommes versé.

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