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Franc fort, la stabilité, Les vertus, secteur pharmaceutique, valeurs «refuge»
DécodageQue faire des 500 milliards de la BNS? L’idée de créer un fonds souverain suisse divise les économistes.
«Dans le domaine de la monnaie, les combats facilement remportés sont généralement des victoires à la Pyrrhus.» C’est un ancien président de la Banque nationale suisse (BNS) qui l’admettait, il y a bien longtemps, en avouant que certaines décisions sont des «faiblesses du moment». C’était bien avant la décision de la BNS d’adopter un taux plancher à 1 fr. 20 pour 1 euro en 2011, puis de sa révocation en janvier 2015 parce que cette position devenait intenable et que la Banque centrale pliait sous les assauts de la spéculation. Et pourtant, à entendre les réactions suite à cette mesure, qui met fin à une «situation exceptionnelle», on se demande qui a perdu la guerre des monnaies.
Vanté par les autorités monétaires, et jusqu’à il n’y a pas si longtemps par la classe politique au pouvoir, le franc fort est-il une catastrophe comme beaucoup le clament ces jours? Le «miracle» de l’économie suisse, qui s’est maintenue à flots dans un océan très agité, n’est-il qu’un mirage? La Suisse ne peut-elle pas faire fructifier cette bonne santé que reflète le franc fort? Des professeurs et économistes nous donnent leurs points de vue.
Les vertus du franc fort
«Il y a pas mal de monde qui a profité de la force du franc suisse. On ne les entend pas beaucoup aujourd’hui, remarque Dusan Isakov, professeur de gestion financière à l’Université de Fribourg. Si on observe l’évolution des grandes entreprises helvétiques, elles se portent très bien, c’est un signe». Par exemple, dans le secteur pharmaceutique. «Roche n’a pas arrêté de faire des acquisitions ces dernières années.» En août dernier, elle a acheté une petite société californienne InterMune, au prix de 8,3 milliards de dollars qu’elle n’a «payé que» 7,5 milliards de francs. Le dollar valait encore 1 fr. 50 il y a 15 ans. En 100 ans, le franc a été multiplié par six par rapport à cette monnaie. L’an dernier, Novartis a pour sa part acheté les activités oncologiques de GlaxoSmithKline pour 16 milliards de dollars. Roche et Novartis figurent dans le top 10 des transactions de fusions et acquisitions au niveau mondial.
Les grandes pharmas suisses disposent de fonds considérables. «Elles ont développé des produits, grâce à leurs investissements dans la recherche, qui sont très bien profilés ou dans des marchés de niches, explique Dusan Isakov. Elles peuvent répercuter en partie la hausse du franc sur les prix car elles ne sont pas gênées par la concurrence.»
Les marques horlogères haut de gamme idem. Elles souffrent beaucoup du franc fort dans leurs coûts de production, mais ont aussi profité d’étendre leur réseau de vente, achetant parfois de véritables palais à Shanghai ou à New York. Haut de la page
Monnaie forte et croissance
Sur le plan intérieur, les entreprises bénéficient d’un recul constant des taux d’intérêt pour leurs investissements. Un phénomène qui s’est accentué depuis 2007. C’est le côté pile de la force du franc, au même titre que son pouvoir d’achat à l’étranger, puisque le principal instrument de la BNS pour lutter contre une hausse de la monnaie est d’agir par le biais des taux. Ceux-ci ont donc servi de moteur de croissance notamment à travers la construction, les investissements en biens d’équipement et la consommation des ménages.
Dusan Isakov: «Naguère, on se préoccupait moins du chômage qu’actuellement»
Les économistes et les autorités monétaires vantent toujours les mérites d’une monnaie forte. A l’image des ténors de la Banque centrale allemande, laBundesbank, les plus orthodoxes. On le comprend dans l’histoire du pays. Pourtant, presque toutes les grandes nations industrielles laissent désormais glisser leur monnaie sans contrarier cette tendance. Même les autorités allemandes, fiers de leurs exportations records, s’en accommodent, alors que le Japon est lui aussi monté dans le train récemment.Dusan Isakov l’explique par une évolution des mentalités. Dans la théorie économique classique, on se préoccupait moins du chômage qu’actuellement. Nombre de gouvernements veulent maintenant suivre le modèle de relance américain. Surtout depuis 2007, avec des taux tombés extrêmement bas: «On a changé de monde.»
Revers de la pièce: les investisseurs du monde entier, qui cherchent une diversification aux valeurs en dollar, se rabattent sur les rares monnaies «de qualité» qui ont cours: le franc suisse est l’une de ces valeurs «refuge» qui porte de mieux en mieux son nom. Didier Cossin, professeur à l’IMD, pose dès lors cette question: y a-t-il une distorsion du marché qui fait que la monnaie helvétique est trop forte ou est-ce le reflet d’une économie forte: «Je pense que le franc n’est pas trop fort. Il reflète la valeur du pays à long terme.» Il ne nie pas toutefois le risque d’une réaction émotionnelle qui pourrait entraîner une surévaluation du franc. Dans les circonstances actuelles, 1 fr. 05 pour un euro, est «raisonnable», juge-t-il. «C’est positif si on parvient à être compétitif à ce prix-là.» Même s’il reconnaît qu’à court terme, la nécessité de réajuster les coûts représente une «grande souffrance».
Didier Cossin observe que des pays comme Singapour ou l’Australie viennent d’entrer en action pour faire baisser leur monnaie: «c’est le meilleur outil pour améliorer la croissance, mais cette croissance est malsaine» Pour lui une croissance saine repose sur l’innovation, l’augmentation de la productivité, une meilleure gouvernance des entreprises et l’amélioration de la compétitivité du pays.
Un fonds souverain suisse?
Un fonds souverain? «C’est une très bonne idée, remarque Stéphane Garelli, professeur à l’IMD. En Suisse nous n’avons pas de pétrole, mais des devises et la stabilité.» La richesse de la Suisse, illustrée par la force du franc, n’est en effet pas seulement théorique. Certes, elle ne regorge pas dans ses sous-sols d’or noir, comme la Norvège. Mais elle se concrétise dans les «entrailles» de la BNS à travers ses gigantesques réserves en devises.
Stéphane Garelli: «Un fonds souverain? Une très bonne idée»
Au mois de janvier, elles étaient de près de 500 milliards de francs, soit une proportion très élevée en regard du produit intérieur brut comparé aux autres banques centrales (voir infographie ci-dessus). Pourquoi dès lors, se demandent certains, ne pas investir cette fortune à travers un fonds souverain, soit un fonds d’investissement détenu par l’Etat? Dans le monde, ils sont de plus en plus puissants et ils n’hésitent pas à prendre une part de propriété dans les sociétés suisses: le gouvernement de Singapour détient plus de 7% d’UBS, la Banque centrale de Norvège 3,3%. Celle-ci détient aussi une part significative dansNestlé ouCredit Suisse, qui est aussi en mains du Qatar.L’option première serait de placer les réserves de la BNS dans un fonds géré indépendamment. Seconde option: la Confédération emprunte à un taux extrêmement bas pour financer un fonds à coût très faible. Certes cela augmenterait la dette mais dans un objectif d’investissement à long terme qui balancerait la valeur du franc. Et pas seulement à l’étranger: en Suisse, on cherche des investisseurs pour les infrastructures hydroélectriques ou les grands réseaux de transports.
La première solution n’a pas les faveurs du professeur Philippe Bacchetta, à HEC Lausanne, qui y voit un danger car elle réduit la marge de manœuvre de la BNS dans sa politique monétaire. Stéphane Garelli note, lui, que les Cantons préfèrent en profiter directement à travers les bénéfices qu’elle reverse. Quant à la seconde solution, plus encore que la première, elle devra affronter de nombreux freins politiques. Il n’empêche, en période de taux négatifs, alors qu’il faut payer pour «stocker» une épargne abondante, l’idée progresse.
Didier Cossin, qui collabore avec le fonds souverain de Singapour, y voit un modèle. «Il a permis un développement dans des domaines stratégiques pour le pays et de financer certaines activités pour le futur.» Au contraire du modèle norvégien, plutôt passif car les fonds investis sont ceux de la sécurité sociale.