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François Schaller

Avoir vu Timbuktu dans les salles au moment des événements de janvier à Paris, sans savoir très bien de quoi il s’agissait au départ, ça laisse  des souvenirs assez obliques. Une fiction, d’accord, un vrai bonheur esthétique, poétique d’Africain parisien pour public européen, une scène d’anthologie (le match de foot sans ballon), mais quel décalage avec la réalité disons ressentie du problème. Quel contraste entre ce djihad à visage humain et la sauvagerie des assassinats, des massacres, de la terreur, dans le monde, en Europe, chez soi sur le web.

La pluie de Césars qui s’est abattue hier sur le réalisateur Abderrahmane Sissako coïncide à quelques heures près avec les obsèques  – oui, les obsèques – du dernier auteur en date d’une tuerie antisémite ordinaire, Omar El-Hussein, dans un petit Etat nordique plutôt tranquille, le Danemark. Cinq cents personnes, beaucoup de jeunes au crâne rasé, baskets et tenue de ville flottante, venus se recueillir en silence sans être inquiétés.

Le triomphe de Timbuktu, les réactions prévisibles qu’il a suscitées, achèvent de convaincre que ce film, comme la plupart des grandes oeuvres d’ailleurs, est en phase avec son époque en se prêtant à toutes sortes d’interprétations bien contradictoires. Surtout quand on ne l’a pas vu, comme c’est probablement le cas du premier ministre Valls twittant aussitôt sur l’héroïque et glorieuse résistance (des Maliens) à la barbarie. Quelle résistance au juste? La résistance passive, de degré zéro, consistant à vivre comme si rien n’était, voisinant sans histoire avec les coups de fouets égrenés comme un chapelet, les lapidations du samedi sur la place du village? La fuite est devenue la seule alternative.

A quelques semaines de l’épisode Charlie-Cachère, la France pouvait-elle encenser le premier navet de la liste alors qu’un film, un bon de surcroît, même dans le registre du symbolisme premier degré, lui était présenté? Surtout s’il est bien spécifié dans le générique qu’aucun animal mis en scène n’a été maltraité (une vache abattue et une antilope traquée)?

Cet honneur, même très relatif, ne fera pas avancer les choses d’un centimètre. On peut même comprendre qu’il soit de nature à contrarier ceux qui désespèrent, au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, du peu de mobilisation dans le monde contre l’islamisme radical qu’ils subissent à l’échelle 1:1.

N’est-ce pas insoutenable que l’on se prépare à célébrer cette année, du haut de notre suffisance républicaine tardive, les soixante ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, victoire incomparable qui passa par la destruction légitime d’une partie de l’Allemagne, Hiroshima, Nagasaki, des centaines de milliers de victimes innocentes, et que l’on reporte sine die la guerre totale contre le djihadisme parce qu’il semble insaisissable (le nazisme a commencé par l’être aussi), qu’il y aurait des sacrifiés collatéraux, que l’on manque de moyens humains et militaires? De motivation populaire et politique surtout, ce qui donne à l’adversaire une puissance mentale et morale sans limite.

Le plus intéressant, le plus critiquable aussi  dans Timbuktu, c’est évidemment le comportement et la psychologie des djihadistes d’arrière province. Pas des monstres sanguinaires. Des gars comme vous et moi, sensibles, empathiques, faibles parfois, fumant en cachette, regardant ailleurs instinctivement pour ne pas voir la souffrance qu’ils infligent, rassurant et s’efforçant d’être corrects avec leurs victimes. Comme s’ils s’étaient mis au service d’une cause en sachant que ce serait difficile pour eux. Le film regorge de clichés ripolinés sur l’Afrique, les Touaregs, pas vraiment de grossièretés sur les adeptes du djihad. Ça donnerait presque envie d’engager la conversation avec eux.

Sissako pourrait dire comme Melgar qu’il n’est pas un cinéaste militant, seulement engagé. Qui risque assez peu de faire l’objet d’une fatwa. Il n’y a d’ailleurs pas vraiment d’art militant. Il n’y a peut-être pas non plus de djihad monolithique, mais des gradations dans le radicalisme et la cruauté, des spécificités régionales comme l’on dit. Les djihadistes de Sissako peuvent apparaître en Europe comme une incitation artistique, non didactique à mieux comprendre. Et Timbuktu est un beau film hautement respectable. Le problème, comme l’écrivait Malraux dans « Les Conquérants », c’est que la compréhension est trop souvent antinomique du jugement et de l’action. On sait malheureusement qu’elle ne sera d’aucun secours s’agissant de refouler la barbarie.

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