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Emmanuel Pierrat
Le président de la République a laissé entendre lors du dîner du Crif qu’un prochain renforcement de l’arsenal répressif contre les « propos de haine » serait effectué. Mais la limitation de la liberté d’expression, et notamment sur le web, a des effets contre-productifs déjà connus et observés.
François Hollande a laissé poindre une volonté de restreindre la liberté d’expression sur le web, arguant que « le monde numérique n’est pas hors de notre réalité, il ne pourra donc pas être hors de notre légalité ». Les contenus que l’on trouve sur la toile, y compris les plus agressifs, peuvent-ils réellement être les déclencheurs de dérives sociales, politiques et religieuses, ou n’en sont-ils que les expressions ?
Emmanuel Pierrat : Ces contenus font remonter à la surface une partie de ce que pensent « des » gens (et non pas « les » gens) et cela génère un effet d’entraînement, on le voit dans les procès.
Est-il plus efficace selon vous, dans une approche pragmatique, de laisser tout le monde s’exprimer, quitte à sanctionner ensuite, ou bien vaut-il mieux bloquer les contenus en amont, pour ne pas les voir se diffuser, au risque cependant de ne pas pouvoir juger de leur portée réelle ?
On bloque déjà en amont beaucoup de contenus, on l’oublie un peu souvent. Depuis une quinzaine d’années, on bloque en France systématiquement tous les contenus pédophiles, avec des brigades spécialisées, ou – le plus souvent – la coopération des fournisseurs Internet. A la fin des années 90, ces prestataires avaient des discours très portés sur la liberté d’offrir tous les contenus, mais les premiers scandales de l’époque – comme la vente d’objets néo-nazis sur les sites marchands – a amené les autorités à pousser ces entreprises à coopérer. D’ailleurs la coopération a toujours été plus efficace que le blocage pur et dur. Après,traquer les contenus soulève un problème plus profond : dans l’absolu, il faut aller vers toujours plus de liberté d’expression, mais on se heurte à la question de l’éducation des populations. A quel moment vous considérez que le public est suffisamment apte à faire la part des choses pour les laisser s’auto-contrôler sur la toile ? Et la France a quelques lacunes en la matière. Aux Etats-Unis, les gens ont la culture, la formation, pour comprendre que les dingues peuvent s’exprimer librement, publier des livres… En France, il n’y a pas cette étiquette et on accorde toujours un certain crédit intellectuel à ceux qui intervienennt dans les journaux ou publient des livres. Vous êtes supposé être crédible. Et contrairement à l’idée reçue, les Français « ont confiance » dans la presse, en ce sens qu’ils pensent qu’il y a un filtrage minimum. Or, cela n’incite pas les gens à se former à la critique des discours, pour qu’ils puissent ensuite bien accueillir la liberté d’expression absolue, qui d’ailleurs n’a jamais existé depuis 1789 et les lois encadrant son usage.
Travail des associations qui luttent contre les dérives, dénonciation par les citoyens de comportements aux autorités, voire travail de police… qu’est-ce qui serait remis en cause si l’interdit systématique s’imposait dans la liberté d’expression, eu égard aux problématiques actuelles ?
Quand vous filtrez des sites Internet, vous le faites rarement manuellement car cela coûte une fortune d’avoir des équipes professionnelles aptes à décider au cas par cas. Donc vous censurez en utilisant des mots-clés. Or cela peut entraîner des conséquences imprévisibles dont nous avons déjà pu constater des exemples absurdes.
Il y a aussi l’autre problème, bien connu, de la manière dont certains profitent de la censure dont ils sont victimes pour se faire de la promotion. La censure les aide objectivement, en fabriquant une « martyrologie » dont ils se revendiquent.
Finalement, le risque de la limitation de la liberté d’expression réside-t-il dans le fait qu’elle ne peut pas s’appliquer de manière neutre et finit par « dériver » au profit de ceux dont elle est censée faire taire les propos ?
Oui. L’exemple de Dieudonné est d’ailleurs assez parlant. On l’a laissé prospérer pendant des années sans procédure de l’Etat (les premiers procès ont été le fait d’associations). Puis, brusquement, les pouvoirs publics s’en sont pris à lui, ce qui lui a permis de se positionner en martyr. En janvier dernier, on a fait pour lui une « procédure spéciale » en ne le traitant pas comme un citoyen comme les autres, ce qui fut une grave erreur : on l’a placé en garde à vue pour un délit de presse, son « Je me sens Charlie Coulibaly », pour lequel personne ne serait allé en garde à vue, et on a donc légitimé encore son statut de martyr. On l’a renvoyé en correctionnelle le 4 février, avec à peine un mois de délai, alors que la moyenne est d’un an d’attente, ce qui permet en général de traiter les choses sans passion. Tout cela a permis à son propos de prendre une ampleur ahurissante.