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Où commence l’industrie ? Alors que le numérique brouille les frontières entre biens et services, les économistes réfléchissent à revoir leur façon de classer les entreprises dans les statistiques nationales
Apple est-il un industriel ou un simple commerçant de gros ? Le groupe de Cupertino emploie certes des bataillons d’ingénieurs dans son siège californien et contrôle toute la chaîne de conception puis de commercialisation de ses iPhone. Mais il n’en assure pas la production, sous-traitée en grande partie au taïwanais Foxconn. Pour les statisticiens américains, l’activité de la plus grosse capitalisation boursière est devenue un casse-tête.
Pour mieux prendre en compte sa particularité, ils ont même créé une nouvelle catégorie statistique des « fabricants sans usine, regroupant ces entreprises de service qui conçoivent et assument le risque économique d’un produit, en organisant la chaîne logistique. Les organisations internationales réfléchissent désormais à changer leur définition de ce qu’est le secteur », raconte Lionel Fontagné, économiste à l’Ecole d’économie.
430 000 salariés supplémentaires dans l’industrie
Parmi les experts, le sujet fait débat. Le changement, de fait, n’est pas si anodin. Aux Etats-Unis, comptabiliser les ingénieurs et les designers des « fabricants sans usine » comme des emplois industriels – et non plus de commerce – gonflerait les effectifs du secteur manufacturier de 431 000 à 1,9 millions salariés supplémentaires en 2007.
Une vision plus juste du poids et de l’importance de l’industrie actuelle ? Le changement a fait polémique. Cet été, les syndicats et une partie du patronat américain ont fait plier le bureau du Census, l’équivalent de l’Insee, qui voulait comptabiliser à partir de 2017 ces fabricants sans usine comme des industriels comme les autres. Leur crainte était de voir le poids réel des produits « made in USA » noyé au milieu des productions délocalisées et donner une vision trop idyllique d’une renaissance industrielle américaine.
Pour les économistes français, changer le thermomètre reste malgré tout légitime. « Si vous reclassez ces entreprises d’un secteur à l’autre, le poids de l’industrie peut varier fortement », concède Lionel Fontagné, qui milite pour répertorier en France ces industriels d’un genre nouveau, mais dans une catégorie statistique bien distincte. Car la mutation de l’industrie a rendu plus flou les frontières entre services et activité industrielle. En France, le spécialiste des objets connectés Withings ou le fabricant de drones Parrot ne possèdent pas non davantage de sites de production mais conçoivent et développent leurs produits.
Un diagnostic biaisé sur la désindustrialisation
Mais les « fabricants sans usine » sont loin d’être la seule difficulté pour mesurer la taille réelle de l’industrie. Rolls Royce commercialise désormais des heures de vols, maintenance incluse, plutôt que des moteurs d’avions. A l’inverse, les fermes de serveurs informatiques de Google ou les entrepôts géants d’Amazone alignent des investissements colossaux et des process industriels.
« Beaucoup d’entreprises de services contrôlent des productions. En même temps, des industriels produisent de plus en plus de services. Or si les statistiques sont faussées, le diagnostic sur la désindustrialisation et l’industrie est biaisé », analyse Matthieu Crozet, un économiste du Cepii, qui a publié une étude en 2014 sur la part croissante des services dans le chiffre d’affaires des entreprises industrielles (voir ci-contre)
Mais mesurer le poids réel de l’industrie peut changer le diagnostic. Au Danemark, une étude conduite par des économistes estime que le pays nordique aurait perdu deux fois moins d’emplois industriels entre 1994 et 2007, si on tient compte des salariés d’entreprises ayant changé de secteurs, passant de l’industrie aux services. De quoi rendre moins pessimiste. « Mesurer l’industrie est aussi indispensable pour faire émerger des priorités et orienter la politique industrielle », plaide Lionel Fontagné. « Nous devons surtout affiner notre connaissance de ce que produisent vraiment les entreprises », défend Matthieu Crozet.
Déterminer précisément le périmètre de l’industrie est encore loin d’être réglé.
La frontière entre l’industrie et services est de plus en plus perméable. Selon une étude publiée par l’économiste Matthieu Crozet en 2014, plus de huit entreprises industrielles sur dix vendent aussi des services. Un quart des entreprises répertoriées comme industrielles par l’Insee en 2007 n’ont même plus aucune activité de fabrication de biens. Selon les calculs de l’économiste, la part des activités de service varie selon les secteurs mais a augmenté de façon régulière entre 1997 et 2007. Dans l’agroalimentaire, elle représente 5 % de l’activité en moyenne et plus de 20 % dans la fabrication de métaux ou les produits informatiques.
