Étiquettes
Jacques Pilet
En face de nous, à 350 kilomètres des côtes italiennes, le chaos n’en finit plus de faire couler le sang et de semer la terreur. Mais qu’est-il donc arrivé à la Libye, livrée aux guerres de clans et, peu à peu, à l’emprise du sinistre «Etat islamique»?
Cet immense pays, peu peuplé (6,2 millions d’habitants), est divisé depuis toujours entre deux régions côtières, la Tripolitaine, côté Tunisie, et la Cyrénaïque, côté Egypte. Avec un désert aux limites floues qui s’enfonce en Afrique. Longtemps contrôlé par l’Empire ottoman, il fut ensuite annexé par l’Italie mussolinienne qui eut toutes les peines à y établir son pouvoir. Indépendant en 1955, il a été pris en mains en 1969 par Mouammar Kadhafi qui, tour à tour, provoqua et séduisit les pays occidentaux, fort de son pactole pétrolier. Il tenta de se poser en leader d’une Afrique débarrassée des liens postcoloniaux. Ce qui ne plut ni aux Européens ni aux Américains.
L’habile dictateur a réussi l’exploit de tenir ensemble ce puzzle. La diabolisation dont il a fait l’objet, certes non sans raison, ne doit pas faire oublier son action. Il modernisa l’Etat, développa le réseau routier, la distribution de l’eau et créa des écoles: le taux d’alphabétisation y était le plus élevé de l’Afrique du Nord. Les classes étaient mixtes, les femmes ne pouvaient se marier qu’à partir de 20 ans et, en 2008, elles étaient plus nombreuses que les hommes à l’université.
Dans les dernières années, Kadhafi voulait accélérer les réformes et se rapprocher de l’Occident. Il a été rattrapé par les troubles de Bengazi dans le sillage des printemps arabes. Et c’est alors que se mit en marche la machine de guerre contre lui. Mobilisée par Nicolas Sarkozy sur la demande de Bernard-Henri Lévy, rejointe, dans des conditions peu claires, par les Américains. Tout cela sans aucune analyse et préparation politiques sérieuses. Dans l’émotion, dans le spectacle.
A moins… A moins que certains tireurs de ficelles géostratégiques occidentaux, dans l’ombre, aient préparé de plus longue date la chute de ce régime qui contrariait les intérêts des multinationales pétrolières, en Libye mais ailleurs aussi en Afrique. La vérité historique sur cette expédition aux effets désastreux est loin d’avoir été éclairée dans ses arrière-plans.
Aujourd’hui, deux semblants de pouvoir issus de deux parlements fantoches s’opposent. L’un à Tripoli, inspiré par les Frères musulmans; l’autre, reconnu par la communauté internationale, retiré à Tobrouk sans guère de soutien local. La centaine de clans traditionnels se battent entre eux. Les djihadistes ralliés à l’«Etat islamique» s’infiltrent partout et profèrent des menaces: ils disent faire de la Libye une base de combat contre l’Europe! A prendre au sérieux. En mêlant des combattants aux émigrés de la Méditerranée, ils disposent d’une arme redoutable.
Que faire? L’Egypte bombarde les rebelles à l’est, non sans arrièrepensées. Elle pourrait bien convoiter la Cyrénaïque et ses puits de pétrole. L’Italie se dit prête à envoyer 5000 soldats pour abattre les drapeaux noirs. Elle ferait bien de se souvenir de ses déboires d’avant-guerre sur ce terrain…
En fait l’Europe et les Etats-Unis doivent se rendre à l’évidence: une nouvelle intervention militaire n’aurait aucun sens. Qui combattre? Pour quel ordre nouveau? Depuis des décennies, l’Occident renverse des Etats laïques dans le monde arabe et en paie le prix aujourd’hui: l’impuissance.
La seule issue, s’il y en a une, proviendra des pays voisins qui tiennent encore debout et se sentent aussi menacés: l’Egypte, l’Algérie, la Tunisie, le Tchad. Leur alliance effective pourrait isoler les extrémistes libyens et, on peut rêver, faire émerger un pouvoir fort en Libye.
En attendant, les Européens ne peuvent que renforcer leur contrôle militaire de la Méditerranée. Et exercer une dure pression politique sur les Etats qui pêchent dans les eaux troubles de l’islamisme forcené, à commencer par la Turquie et les émirats du Golfe. Mais chacun s’agite en solitaire. L’Italie s’affole. La France pérore. Le nord de l’Europe tourne le dos.
Si les membres de l’Union européenne ne prennent pas la mesure du danger, plus grave en réalité que celui de l’Ukraine divisée et des gesticulations russes, alors le continent a des jours sombres devant lui.
La peur est mauvaise conseillère. Mais le pire reste l’aveuglement.