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DELSOL Chantal

La philosophe pointe le vide des programmes politiques de la gauche et de la droite qui se focalisent sur la dénonciation du FN.

La montée en puissance du FN ne tient ni à son programme ni au talent de ses dirigeants. Mais au sens commun qu’il déploie, alors que les citoyens sont tenus d’évoluer dans un univers fictif. C’est un parti qui ose dire que le roi est nu. Il le dit pesamment, vulgairement, et souvent avec excès. Pourtant, en France, la parole est si bâillonnée que beaucoup ne regardent plus les formes. Depuis si longtemps nous vivons au royaume enchanté où l’on camoufle les chiffres et où l’on tait ce qui fâche. Dans la France d’aujourd’hui, le fossé entre l’élite et le peuple concerne la question de la réalité. Le peuple reproche à l’élite d’avoir si longtemps interdit de nommer la dangerosité d’un certain islam, d’avoir imposé qu’on ferme les yeux sur les zones de non-droit ou d’avoir par exemple programmé de vider les prisons au moment même où se tramait l’attentat meurtrier du 7 janvier. Une élite aussi égarée mérite une insurrection – voilà le sentiment partagé désormais par le quart des électeurs.

Ceux qui gouvernent et ceux qui pensent ne l’ont pas du tout compris : persuadés d’avoir toujours raison, ils réduisent les oppositions à des malaises économiques ou sociaux – on vote contre eux, non parce qu’on pense différemment (c’est impossible) mais parce qu’on est chômeur ou mal logé (ce qui signe la persistance des schémas marxistes dans nos mentalités). On dit que le FN n’est qu’un baromètre, ce qui est une manière nouvelle d’injurier ses électeurs. Les autres partis ont des convictions. Lui, n’a que des humeurs, et ramasse les gens qui votent selon l’humeur ! Pourtant, il y a bien des opinions politiques, et pas seulement des humeurs ou des pensées criminelles, dans ce parti qu’on nous somme de détester de manière comminatoire. On aura remarqué que depuis quelques semaines, de nombreux commentateurs ont entrepris de répondre au programme du FN, par exemple en argumentant sur l’éventuelle sortie de l’euro ou en chiffrant les mesures promises. C’est un grand pas.

Histoire bien cynique. Voici un parti d’extrême droite, qu’on prétend au départ post-nazi, mais qu’on choisit, au lieu de l’interdire, d’utiliser comme arme de combat politique. On le laisse exister, mais on l’injurie sans cesse et on prévient que traiter avec lui serait perdre son âme. Geler un potentiel de plus en plus important de voix de droite, les confiner dans un placard, interdire d’y toucher, et cela sur le long terme : quel bénéfice pour une gauche constamment minoritaire. L’attrape-nigaud ne fonctionne que parce que la droite craint par-dessus tout le jugement de la gauche, nantie du monopole moral. Et il fonctionne bien encore aujourd’hui, quand on entend le premier ministre réclamer les voix de la droite pour le deuxième tour, en annonçant « c’est une question de morale ».
Cette arme de combat est en train de se retourner comme un boomerang contre ses utilisateurs cyniques.

Il est impressionnant de constater que les partis institutionnels, de gauche comme de droite, n’ont pratiquement pas d’autre programme que celui d’empêcher le FN de prendre du pouvoir. La vie politique française est entièrement focalisée sur ce point, et cela sidère et horripile de plus en plus de citoyens, qui, eux, rencontrent des problèmes autrement plus importants et plus réels. Ils constatent que les élites, qui sans doute ne craignent pas le chômage, occupent leur temps à se disputer sur le sexe des anges (savoir par exemple s’il faut exclure un élu de l’UMP qui a déjeuné avec un élu du FN). Ils subodorent que la réduction du programme à la lutte contre le FN traduit l’incapacité de répondre aux vraies questions. Beaucoup d’électeurs de droite se rendent compte que le magistère moral qui leur interdit avec horreur de toucher au soi-disant fascisme, devenu à présent populisme, n’était qu’une posture – c’est-à-dire une imposture. À cet égard, il y a très certainement un élément de provocation dans le vote FN, élément qui s’exprime à travers les innombrables radios-trottoir de ces dernières semaines. La volonté ironique de « leur faire les pieds » apparaît partout – signe d’un fossé grandissant entre le peuple et son élite, une impression d’être méprisé et mené en bateau.

Il n’existerait qu’un seul moyen (les partis n’en parlent pas) de se débarrasser du FN : disposer d’un réel parti de droite. Si la droite avait fait en sorte de défendre ses propres convictions (ce qui semble aller de soi, mais reste la chose la plus improbable du monde), elle aurait réduit les électeurs du FN à la portion congrue. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Les partis de droite ont répété décennie après décennie les discours de la gauche, et finalement bien des électeurs de droite, écœurés par ce qu’ils considèrent comme une trahison, se sont réfugiés au FN.

Enfin, ce parti a bien changé depuis les pantalonnades saumâtres du vieux chef. Autrefois multicolore et réuni seulement par l’esprit de protestation, il se dote aujourd’hui d’un projet de gouvernement. C’est le programme bien français, centralisateur, antilibéral et planificateur, d’un patriote au béret. Le programme d’un parti bonapartiste aux idées simples et bien étatistes, cette sorte de potion magique dont la France a le secret. Le FN s’est glissé à la place de l’ancien RPR (celui qui était il y a peu anti-européen) et lui a volé la vedette.
Parce que les gouvernants de droite ont eu si peur de la gauche qu’ils ont renoncé à défendre leurs propres convictions, on voit s’installer, par forfait et par ironie, ce parti mal élevé, sans élites et dirigé par une famille, annonçant un programme de type RPR. Le général de Gaulle se retournerait dans sa tombe.

Source: http://www.lefigaro.fr