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Nicolas Goetzmann ,Guylain Chevrier,Christophe Bouillaud ,Louis Maurin  et Eric Deschavanne

Alors que politiques et médias se livrent à une chasse aux responsables de la montée du FN, d’autres vraies questions ne sont plus traitées dans le débat intellectuel. Mondialisation, immigration, Europe ou encore ascenseur social, les grands thèmes sociaux sont – hélas – moins attractifs pour les élites que les polémiques sur le décollage du Front national.

La mondialisation pèse surtout sur les plus vulnérables

Nicolas Goetzmann : Après avoir connu 30 années de croissance heureuse entre l’après l’après-guerre  et le milieu des années 70, les nations occidentales ont été confrontées à un changement de nature du développement économique.

Alors que la croissance était jusque-là « inclusive », selon la novlangue consacrée, c’est-à-dire que chacun pouvait envisager un accroissement de ses revenus; de l’ouvrier non qualifié au plus expert des cadres, la donne a changé.

Le développement des échanges internationaux aura été un puissant facteur du mécanisme inégalitaire au sein des pays occidentaux. Car si les pays « émergents » sont parvenus à se développer au cours des toutes dernières décennies, les pays développés n’ont pas su anticiper les conséquences de la mondialisation sur les emplois manufacturiers. Ainsi, dans une étude publiée par l’institut Brookings en 2013, le constat était posé très clairement par les économistes Elsby, Hobijn, et Sahin : la concurrence internationale, notamment des bas salaires asiatiques, explique pour 85% la chute de la part des salaires par rapport à celle du capital aux Etats Unis.

Alors que cette part des salaires représentait en moyenne 57,1% des revenus globaux au cours de la période courant de 1948 à 1987, celle-ci est passée à 53,3% pour les années 2010 à 2012. Sur cette baisse de 3.8 points, 3.3 points sont imputables à la destruction des emplois soumis à la concurrence internationale. Dès lors que la mondialisation a pu prendre son essor, les capitaux occidentaux se sont progressivement déployés au sein des pays à bas cout du travail. Les salariés les moins qualifiés des pays développés se retrouvent, logiquement, face à une nouvelle en concurrence.

 Les effets de cette révolution peuvent se mesurer dans la graphique ci-dessous, réalisé par l’économiste Branko Milanovic :

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 Alors que les revenus des classes moyennes des pays émergents subissent une très forte hausse, la classe moyenne américaine est laissée de côté. Il en est de même pour l’ensemble des pays occidentaux ; avant redistribution. Si l’effet positif de la mondialisation, c’est-à-dire la sortie de la pauvreté de millions de personnes dans les pays émergents, est incontestable, le tir doit tout de même être rectifié. En effet, pour que les populations occidentales continuent d’apporter leur soutien à ce développement, la croissance doit être « inclusive », et profiter à tous. Les classes moyennes de ces pays ne peuvent être les victimes perpétuelles de la mondialisation.

L’immigration met en tension la société française

Guylain Chevrier : Si l’immigration n’est certainement pas la cause des problèmes, elle n’en crée pas moins des tensions importantes en en majorant certaines qui lui préexistent. Ce qui justifie de la part des pouvoirs publics une politique de maitrise des flux migratoires. C’est une question politique dont chacun tire parti, entre rejet ou soutien à l’immigration, selon le rôle que l’on entend lui faire jouer pour en tirer une influence sur les choix des citoyens. C’est une question très sérieuse dont l’importance n’échappe en réalité à personne.

En 2013, 5,8 millions d’immigrés vivaient sur le territoire français, soit 8,8 % de la population habitant en France, indique l’INSEE. C’est 800.000 de plus qu’en 2004. De 2004 à 2012, ce sont 200.000 nouveaux immigrés qui sont arrivés en France par an, avec un solde migratoire annuel d’une moyenne de 90.000. En 2012, ce sont 230.000 immigrés, donc plus, qui sont entrées sur le territoire national. Si la moitié de l’immigration vient de l‘est de l’Europe, ce sont trois migrants sur dix qui viennent d’Afrique, avec un chiffre qui augmente chaque année. On ne peut pas dire que cette situation ne soit pas un problème dans un contexte de sous-emploi chronique et de déficit des budgets sociaux que nous connaissons.

On considère que le chômage touche deux fois plus les immigrés que les autres, mais précisément, cela révèle une série de tensions. C’est tout d’abord l’inadéquation des niveaux de diplômes des immigrés avec le marché du travail, parfois la barrière de la langue. En étant au chômage, entre manque d’emploi et problème de qualification, se crée une majoration de l’exclusion sociale. Ce qui a nécessairement pour conséquence une mobilisation de moyens de l’aide sociale dans le cadre de la solidarité nationale, pour prendre en charge ces situations et garantir à minima la cohésion sociale. Cette majoration a un coût, Revenu de solidarité active (RSA), Droit au logement opposable (DALO), couverture maladie universelle (CMU) voire Aide médicale d’Etat (AME) (pour ceux en situation irrégulière), dans une période où le contrat social qui lie les couches les plus modestes avec les classes moyennes qui financent largement pour les premières l’ensemble des dispositifs sociaux, commence à craquer. On ne peut considérer sans limite notre système de solidarité, que ceux qui prônent la fin des frontières sur un mode humanitaire sont en train d’encourager à couler en faisant voler en éclat ce contrat social, qui était inébranlable il y a seulement 10 ans. On sous-estime de façon gravissime la complexité des enjeux de l’immigration qui touchent à des aspects structurels de notre société.

Concernant l’immigration extra-européenne, éloignée des codes culturels des pays européens d’accueil, très majoritairement venue de pays musulmans, elle implique une politique d’intégration exigeante, visant à l’appropriation des valeurs, libertés et conception du droit propres à notre République, ce qui ne va pas de soi. Selon l’institut sociovision, alors que près de 80% des Français considèrent qu’il faut plus de discrétion en matière d’expression religieuse, montrant une évolution de notre société vers une sécularisation continu du religieux, 56 % des musulmans considèrent comme normal de faire passer les valeurs religieuses avant celles de la société, et donc avant celles de la France où ils vivent.

La montée actuelle des revendications identitaires à caractère religieux, s’identifiant largement à un islam du voile, avec l’affirmation d’une logique communautaire qui va avec un refus du mélange au-delà de la communauté de croyance, souligne ces difficultés. Il y a derrière ces comportements une tendance au rejet de nos valeurs républicaines intégratrices, comme l’égalité hommes-femmes et la mixité culturelle par le mélange des populations, que permet une laïcité qui fait d’abord de nous des égaux en droit par-delà les religions. On peut voir les tensions générées par cette situation à travers une victimisation des populations en référence, et une culpabilisation de la société mise ne procès quasi permanent de racisme. Ceci, alors que c’est le refus de nos valeurs, normes communes, d’où vient essentiellement le problème, même s’il existe bien des discriminations. Cette attitude d’ailleurs fabrique à chaque instant un peu plus de rejet, ce qui est dommageable. Le fait que 61 % des Français étaient favorables au droit de vote local des étrangers en 2011 et 60% a y être opposés aujourd’hui, est un véritable révélateur! On sait que l’impossibilité d’une insertion économique des migrants facilite le repli communautaire. C’est l’un des enjeux de la maitrise des flux migratoires, que de ne pas laisser se développer sans entrave une immigration qui viendrait ruiner la possibilité d’un vivre ensemble auquel les Français et bien des personnes immigrées ou qui l’ont été, sont attachées. On ne peut aussi ignorer qu’à l’ombre du repli communautaire, peut plus facilement se développer le terreau favorable à la dérive radicale.

Les frontières de l’Europe, que le traité de Schengen est censé protégé, est un leurre. Les entrées clandestines en Europe ont augmenté de 180 % en 2014, avec plus de 274.000 illégaux en un an, contre un peu plus de 100.000 en 2013. Ce ne sont pas les quelques 15.161 étrangers en situation irrégulière qui ont été éloignés en 2014 du territoire qui peuvent venir compenser les flux migratoires actuels. Au passage on  notera « l’efficacité » de la « Directive retour », adoptée par le parlement européen en 2008, ou encore, « le Pacte européen sur l’immigration et l’asile ». Un fiasco pour l’Europe. Cette dernière est apparue de plus en plus comme le maillon faible par lequel immigrer à la façon d’une voie d’eau. La montée partout en Europe des extrêmes est aussi significative de cette situation. Il n’y a pas plus de « Nation européenne » que de politique ayant les moyens dans le domaine de la régulation de l’immigration d’atteindre son but.

En 2014, l’OFPRA et la Cour Nationale du Droit d’Asile, sur environ 52 000 dossiers traités, soit une augmentation de 10,7% par rapport à 2013, ont pris au total l’année dernière 14.564 décisions favorables, en hausse de 27,4% par rapport à 2013. Les déboutés qui deviennent des irréguliers, restent largement sur le territoire national, dans des conditions difficiles qui, si elles ne sont pas favorables à ces personnes et familles, ne le sont pas non plus pour le pays qui a rejeté leur demande d’asile. En dix ans, les sdf ont augmenté de 84% à Paris dont 56% sont étrangers. Encore un facteur de tension  important, qui est diffus, à la façon dont les quelques 400.000 clandestins qui vivent en France ne peuvent être pris en compte dans les analyses qui sont censées nous permettre de mesurer l’état de la France et sa capacité à intégrer ces populations.

Le travailleur clandestin est aussi une aubaine pour tel ou tel patron qui y voit la possibilité d’une exploitation sans vergogne, créant une concurrence déloyale envers les autres demandeurs d’emploi potentiels. Les droits des salariés sont ainsi encore moins respectés. Une situation qui crée des tensions économiques, sociales et politiques, qui devrait faire que soient beaucoup plus lourdement sanctionnés ceux qui utilisent des clandestins.

Ne parlons pas du phénomène des mineurs isolés étrangers (MIE), mineurs étrangers n’ayant pas leurs parents sur le territoire national. On considérait qu’ils étaient 8000 en France en 2010, ils arrivent à présent à un rythme qui a été multiplié par dix en deux ans sur notre territoire, le dispositif Taubira (mai 2013) ayant réalisé un appel d’air sidérant. Un dispositif qui facilite leur accueil par une évaluation plus tolérante qui aboutit à une prise en charge au titre de mineur en danger. Des mineurs supposés, dont une large partie est constituée de majeurs qui cherchent par ce biais une immigration économique déguisée. Peu sont écartés réellement d’une prise en charge par les services sociaux (l’Aide sociale à l’enfance) ce qui représente un coût faramineux, de l’ordre de 180 à 300 euros par jour et par jeune, de leur arrivée jusqu’à leur majorité, voire au-delà. Une situation à front renversé au regard de personnes à la rue qui aurait besoin de bénéficier de soutien financier quelle que soit leurs origines, et en sont privés, qui ont connu un parcours de la vie accidenté, et qui se retrouvent sans droits ni perspectives. Il y a là comme un couac. Les travailleurs sociaux eux-mêmes qui, la même journée, sont contraints de prendre en charge un faux- mineur isolé qui est un majeur, et sont amenés à refuser une aide à une famille à la rue qu’ils ne peuvent que renvoyer vers le 115, vivent ces tensions, qui ont leurs résonnances éthique et morale.

Les conditions plus difficiles que rencontrent les populations immigrées, du fait de leur situation de migrant, difficultés à trouver les moyens d’une autonomie financière, difficulté à s’intégrer dans un contexte social et économique dégradé, peuvent favoriser aussi la déviance et la délinquance. 18.7 % des écroués sont étrangers (Ministère de l’intérieur) et 51% étrangers ou d’origine étrangère, si on remonte à la nationalité du père (revue Sciences humaines n° 18-2010). On ne peut ignorer ce genre de réalité qui ne bénéficie à personne. Nier les choses ici, comme le journaliste John Paul Lepers l’a fait dans une émission sur France 2, en prétendant qu’il n’y avait aucun lien entre immigration et délinquance et pas de chiffres qui le montrent, ne sert à rien. Les tensions qui traversent notre société sont bien là et la délinquance qui concerne pour une part, qui n’a rien de négligeable vis-à-vis de l’ensemble, l’immigration aussi. Ce qui ne signifie nullement que tous les étrangers ou leurs enfants seraient potentiellement des délinquants pour autant. Mais ne pas prendre en compte la réalité nourrit encore plus les tensions et jusqu’à quel point de paroxysme pour quel basculement !

Dans le prolongement de ce diagnostic, prendre en compte l’ensemble des tensions liées au phénomène migratoire, c’est justifier une démarche politique de maitrise des flux dans ce domaine. Elle ne peut être que bonne pour tous, y compris du point de vue de la place que la France peut assurer à chaque immigré, dans des limites de nombre qui sont de l’ordre de la raison.

L’Europe dans sa forme actuelle ne fonctionne pas : il n’y a pas de solidarité et elle se montre incapable à gérer ses frontières

 Chirstophe Bouillaud : L’Europe fonctionne sur le plan institutionnel, elle produit du droit, de la législation, des échanges économiques entre les pays européens. Le Parlement européen a vu ses pouvoirs s’accroitre et il est quasiment arrivé au même niveau que le Conseil des ministres.

 Et la machine européenne s’est très bien adaptée à l’élargissement notamment depuis 2004.

Le constat sur l’absence de solidarité me semble exact : depuis 2008 environ, c’est-à-dire depuis le début de la crise économique, tout a été fait pour que les contribuables des différents pays ne soient pas amenés à payer pour les contribuables des autres pays. Le système d’entraide repose sur des prêts et non des dons et tous les prêts sont remboursables. Par exemple, concernant la Grèce, le seul  abandon de créance important vis-à-vis de ce pays est paradoxalement les créditeurs privés de la Grèce qui ont été amenés à abandonner des sommes importantes. A mon avis, ce qui bloque dans le cas de la Grèce c’est le fait qu’il faudrait lui donner de l’argent et non le lui prêter. Or, actuellement, les institutions européennes sont incapables de le faire. Nous ne sommes pas du tout dans, ce que l’Allemagne refuse, l’union de transferts, un système permettant des transferts de revenus fiscaux très importants entre pays européens, comme aux Etats-Unis. Le  budget de l’UE a été voté il y a peu et il est en baisse : un peu plus 1% du PIB de l’Union européenne. Voilà à quoi se limite la solidarité. Mais le Front National aurait tort de s’en plaindre puisque le parti se revendique souverainiste…

 Sur les frontières, le contrôle des frontières en pratique est une prérogative essentiellement nationale, les policiers contrôlent les entrées hors de l’espace Schengen. Affirmer que l’espace Schengen est une passoire comme certains le disent est largement exagéré. En effet tous les Etats sont d’accord pour un renforcement des contrôles aux frontières de la zone Schengen. Le système s’améliore car les pays européens  partagent de plus en plus leurs données sur les gens qu’ils veulent contrôler aux frontières.

L’ascenseur social ne fonctionne pas ; ce qui rend caduques tous les grands discours sur la République

Louis Maurin : Dire que l’ascenseur social est bloqué est faux. Il y a du chômage certes, mais toutes les données de mobilité sociale montrent qu’elle existe. Il suffit de passer à un système de très forte mobilité sociale à un très fort ralentissement, et ce phénomène peut nous laisser croire que l’ascenseur social est arrêté, mais ce discours n’est pas conforme à la réalité. Ce qui est vrai en revanche c’est qu’une partie des catégories populaires et moyennes connaissent des ont des conditions de vie qui n’ont rien à voir avec le reste des catégories qui se plaignent d’être matraquées fiscalement alors qu’elles continuent à s’enrichir. Il est faux de dire que le pouvoir d’achat stagne. L’ascenseur avance moins vite qu’avant ce qui attise le ressentiment d’une partie de la population, en particulier lorsque les classes supérieurs, parfois déguisées sous l’appellation « moyenne supérieure », ne connaissent pas la crise de 2008. Il est certain que les conséquences de cette crise économique ne sont pas subies partout. Ainsi, notre pays continue de créer des postes de cadre.

La France n’est pas les Etats-Unis, pays où l’on doit payer 20 000 ou 30 000 euros par année universitaire. Ce système qui fonctionne par l’argent est bien plus inégalitaire en matière de mobilité sociale que le modèle sociale français. Le système français n’est pas parfait pour autant, il fonctionne sur un conservatisme scolaire très fort pour l’élite notamment. Néanmoins, les pays où mobilité sociale est la plus forte sont ceux où la collectivité intervient le plus, là où les impôts sont les plus élevés. Il n’y a rien de telle que l’école publique gratuite pour créer de la mobilité sociale. Les pays d’Europe du nord en sont la parfaite illustration, l’Etat est fort et la mobilité sociale importante.

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