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Le Conseil supérieur des programmes n’a pas été avare en recommandations pour l’apprentissage du français. Analyse du gloubi-boulga ministériel.

"Exercer sa créativité par des pratiques individuelles ou collectives". Merveilleux monde des Bisounours.
« Exercer sa créativité par des pratiques individuelles ou collectives ». Merveilleux monde des Bisounours. © Francois Lafite / Wostok Press
Par Jean-Paul Brighelli

Le « socle commun de compétences » est à la culture ce que l’agent orange fut à la déforestation : l’arme absolue. Là où passe le socle, le vrai savoir, le gai savoir ne repousse pas. Par exemple, en français.

Le Club Med est de retour, alléluia

En 1976, Olivier Bensimon et Jean-Claude Lacoste lancèrent une grande campagne pour le Club Med basée sur des verbes à l’infinitif posés sur des fonds exotiques : « Jouer, boire, bouger, rêver, dormir… ». En un lieu où l’on peut s’offrir le luxe de bronzer idiot, l’infinitif exprimait une sorte d’impératif catégorique réalisable aux moindres frais – c’était du moins ce que sous-entendaient les publicistes. Le Conseil supérieur des programmes en use de même : Comprendre, communiquer, s’exprimer, découvrir, décrire – et j’en passe. Le lecteur en trouvera la litanie complète sur le site du ministère.

Dans les deux cas, il s’agit d’opérations magiques qui doivent s’accomplir au prix d’un effort minimal. Des opérations dont on trouve en soi la vocation et le goût. Les publicistes vendaient du rêve, on ne leur en veut pas, c’est leur boulot. Nos pédagogues supposent un monde presque totalement ludique, lui aussi, où l’injonction suffit à faire remonter dans l’élève le désir de participer, de s’exprimer, de maîtriser – par l’opération du Saint-Esprit : « Manifester sa sensibilité » ou « Exercer sa créativité par des pratiques individuelles ou collectives ». Merveilleux monde des Bisounours. Sûr que cela va permettre très vite d’éradiquer les 18 % (chiffre officiel, la réalité est bien au-delà) d’illettrés recensés à l’entrée en sixième.

« Au cycle 4 [cinquième-quatrième-troisième], précise le CSP, le travail en français, dans ses différentes composantes (oral, écriture, lecture, étude de la langue), est structuré par quatre thèmes : Se chercher, se construire ; Vivre en société, participer à la société ; Regarder le monde, inventer des mondes ; Agir sur le monde. Chacun de ces thèmes fait l’objet d’un questionnement spécifique par année. Ces questionnements obligatoires sont complétés par des questionnements complémentaires au choix de l’enseignant. » Ces recommandations doivent s’accomplir avec moins d’heures de français encore que par le passé, dans la mesure où les heures d’accompagnement personnalisé, qui s’ajoutaient jusqu’ici à l’emploi du temps, mordent désormais sur lui. Même chose en ce qui concerne les EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) : le temps qu’on y passera à ne rien faire sera déduit de l’horaire global. En pratique, après avoir supprimé près de 500 heures de cours de français au collège en vingt-cinq ans, le ministère en rafle encore quelques-unes. Une pétition circule pour protester contre cette éradication.

Le fond et la forme : Big Pedago is watching you

Pour l’enseignant, une seule consigne réelle : revenir à la structuration du cours en « séquence », c’est-à-dire à un corset rigide de « séances » (ce que l’on appelait autrefois un cours…) structurées impitoyablement autour d’un objectif exploitant explicitement une ou plusieurs compétences. Les pédagogues aiment bien que l’enseignant écrive au tableau les objectifs et le plan de la « séquence » – ça leur permet de suivre, sans doute. Depuis plus de quinze ans, les cours sont encadrés par ce schéma rigide qui interdit pratiquement de sortir du carcan des (in)compétences. La « séquence » est la forme, les « compétences » sont le fond, le vide intellectuel est le résultat. On n’a rien trouvé de mieux pour éradiquer le savoir, qui ne se laisse pas enfermer dans les cadres de quelques verbes à l’infinitif disposés au gré de pédagogues harceleurs.

Ajoutez à cela que ces séquences peuvent désormais être mises en ligne et consultées par les parents, ultimes vérificateurs du travail du maître et de sa conformité avec les préceptes ministériels. Dans le monde merveilleux des pédagogues fous, il n’y a pas que la novlangue qui est totalitaire : l’enseignement dans son ensemble est soumis à une cohorte de Big Brother successifs, collègues au sein des « équipes » que Philippe Meirieu et ses fidèles appellent de leur voeu, chefs d’établissement, inspecteurs, parents enfin. Sûr qu’il y a là de quoi inciter les étudiants à se faire profs.

Et la culture dans tout ça ?

De la culture, peu de nouvelles. Aucun auteur n’est cité ou recommandé dans les trente pages des programmes de cycle 3 (CM1-CM2-sixième) ou 4. Aucun. La France n’est pas le pays de la littérature, et les performances langagières des élèves valent bien un poème de Ronsard. Les programmes insistent d’ailleurs amplement sur le volet « S’approprier une culture littéraire vivante et organisée », qui, d’évidence, renvoie moins à Balzac ou La Fontaine qu’au monde de la variété. Tout comme les EPI singent le monde de la télé-réalité, le joyeux foutoir supposé créatif, et qui reste un foutoir.

De même, l’apprentissage grammatical de la langue – syntaxe, morphologie, orthographe. Pas question d’organiser un cours (pardon, une séance) sur l’accord du participe, cette pierre d’achoppement de tant de scripteurs. Il faut oeuvrer « prioritairement dans une dynamique d’ensemble incluant activités de lecture, d’écriture et d’oral dans une même perspective de développement des compétences langagières ». Le foutoir, le foutoir, vous dis-je ! La compétence (merci, merci à François Fillon qui a pensé le socle en 2005, merci, merci à Gilles de Robien qui l’a signé en 2006) est un obstacle au savoir, parce qu’elle joue simultanément sur plusieurs registres quand le savoir est unidimensionnel.

Savoir et Compétences

Entendons-nous : les compétences sont l’aboutissement du savoir. Elles ne peuvent en aucun cas s’y substituer. Les compétences, je les mets en jeu en classe préparatoire – par exemple (et pas plus tard que la semaine dernière) :

1. un texte romantique (Hugo, « le Mariage de Roland ») fait écho à

2. Walter Scott, Ivanhoé et la Fiancée de Lammermoor, et la mode « troubadour », qui renvoie à

3. un air d’opéra, Donizetti, l’air de la folie de Lucia di Lammermoor de Donizetti, « Oh Giusto cielo… », mettons-le en fond sonore, chanté par la Callas, un air qui évoque

4. ce qu’Emma Bovary va écouter à l’opéra de Rouen, seconde partie, chapitre XV,

5. que vous retrouvez dans des films, par exemple dans Hantise où George Cukor fait chanter ça à Ingrid Bergman – et Luc Besson le fait entonner à Maïwenn dans le Cinquième Élément, sauf que ce n’est pas l’actrice qui chante, figurez-vous… Bref, une mode moyenâgeuse qui renvoie à

6. tout un fatras de peintures historiques du début XIXe qui nous amène en douceur vers l’art pompier de Paul Delaroche. Jetez un oeil sur les oeuvres de Fleury Richard…

Ainsi se passent dix minutes de cours, où l’on peut jouer effectivement à l’interdisciplinarité parce que je maîtrise – et mes élèves d’hypokhâgne avec moi – un réseau de savoirs disciplinaires, et que je ne joue pas à l’apprenti sorcier, mais au chef d’orchestre. C’est à ce moment-là – et à ce moment-là seulement – que l’informatique peut nous aider, parce que je sais où chercher. Ce que des élèves de cinquième, auxquels il est recommandé de faire découvrir l’outil numérique, sont bien incapables de faire, sinon par tâtonnements infinis – quelle perte de temps !

Raisonnons : ces programmes, qui ne sont pour l’instant pas officiels, sont pour le gouvernement une façon de tester les limites – et peut-être de provoquer une levée de boucliers afin de cliver au maximum l’électorat. Mais je ne suis pas bien persuadé qu’ils en soient là. Ils sont juste incompétents, et comme de juste, ils ont fait appel à d’autres incompétents : qui se ressemble…

PS. Nombre de commentateurs, parmi les plus moins favorables aux réformes projetées, se demandent toutefois à quoi peuvent bien servir le grec et le latin que Mme Vallaud-Belkacem supprime subrepticement des programmes. Marcel Pagnol vous l’explique ici – et fort éloquemment.

http://www.lepoint.fr