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PolémiqueSelon l’auteur de «Qui est Charlie?», ce qui a motivé les manifestations du 11 janvier n’est pas la fraternité mais l’égoïsme et le rejet de l’islam.

L'historien et démographe Emmanuel Todd.

L’historien et démographe Emmanuel Todd. Image: Steeve Iuncker-Gomez

Soixante-quatre ans dans quelques jours. Emmanuel Todd n’est pas vraiment le premier venu parmi les intellectuels français. Historien, démographe, il passe pour un demi-oracle chez les politiques tant ses analyses ont anticipé certains événements. La faillite du système soviétique ou l’élection de Jacques Chirac en 1995, il les a vues avant tout le monde. Alors quand il publie Qui est Charlie?, la polémique est vive.

Pour Emmanuel Todd, les manifestations du 11 janvier, suite aux attentats à la rédaction de Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher, ont été «un moment d’hystérie collective!» En démographe, Emmanuel Todd a disséqué la composition sociogéographique des manifestants du 11 janvier et observe que les quatre millions de Français qui sont descendus dans la rue ne sont pas représentatifs de la société française. Il y perçoit la surreprésentation d’une France mue par des raisons égoïstes, xénophobes et inégalitaires.

En somme, les événements de janvier confortent le rejet de l’islam et de l’immigration. Il va même plus loin, la France au pouvoir est celle qui a été «antidreyfusarde, catholique et vichyste».

Le 11 janvier, une imposture. Vous y allez fort.

Individuellement, les manifestants me sont sympathiques. Mais comme scientifique, je me suis contraint à me taire – à laisser passer ce climat de folie unanimiste – et ensuite à analyser l’ensemble.

C’était quoi, le 11 janvier?

Tout de suite, je me suis dit que ce n’était pas normal: les manifestations se disaient républicaines – liberté, égalité, laïcité – mais leur cartographie montrait une mobilisation plus forte dans les régions qui avaient résisté à la république. La mobilisation a été du simple au double entre la France de tradition athée et révolutionnaire et cette France périphérique, historiquement antirépublicaine.

Cela n’avait pas été vu? Il suffisait d’aller à la manif pour constater que les classes moyennes étaient présentes.

Oui, effectivement, la surreprésentation des cadres supérieurs et l’absence des gosses des banlieues et des ouvriers ont bien été vues par tous. Mais j’y ajoute une variable très importante: celle du catholicisme zombie. C’est-à-dire la surreprésentation des groupes sociaux où le catholicisme est resté très actif jusqu’à il y a peu. Un catholicisme en disparition, qui transmet encore ses valeurs, en particulier celle d’inégalité. C’est en ce sens que Charlie est une imposture.

Et ces cathos zombies s’opposent à la république?

La république d’autrefois était une république pour le peuple, pour les paysans, pour les ouvriers. Qui réconciliait les minorités juives et protestantes. Et qui était arc-boutée contre le catholicisme antirépublicain.

La manifestation Charlie serait un trompe-l’œil?

Une illusion du catholicisme zombie. Qui est pour moi un vieil ennemi. C’est celui de la France du «oui» à Maastricht, des antidreyfusards, des élites vichystes germanophiles qui s’empressent de faire apparaître des utopies de substitution à la religion délaissée: désormais le rêve européiste. Une utopie au nom de laquelle on mène des politiques économiques qui produisent l’exclusion, contre les ouvriers et les immigrés, et pour les cadres supérieurs. Cette néorépublique fait semblant de croire en la liberté, l’égalité et la fraternité, mais elle est dans une continuité historique qui rejette ces valeurs.

Il y a un peu de la théorie du complot dans vos propos?

Je ne suis pas adepte de cette théorie. Mais j’observe avec inquiétude qu’il y a un affrontement des minorités religieuses et culturelles les unes contre les autres. Alors que la république devrait les protéger, les assimiler. Je constate une séquence maléfique en progression: les jeunes d’origine maghrébine victimisés sur le plan économique, stigmatisés par l’islamophobie ambiante des catholiques zombies, développent un antisémitisme.

N’est-ce pas toute la société française qui est inégalitaire bien qu’elle revendique cette valeur comme cardinale?

Effectivement. Peut-être qu’une partie du débat et de l’hystérie qui accompagne la sortie de mon livre n’est pas due au fait que je manque d’empathie mais parce que j’ai osé dire que la France n’est plus le pays de la liberté et de l’égalité. Nous sommes un pays avec une classe bourgeoise et une élite autosatisfaite qui rejettent les ouvriers et les gosses d’immigrés. Et nous sommes la seule des grandes démocraties avec une économie forte qui consent à maintenir 10% de taux de chômage. Pire, elle s’en accommode. Chose inconcevable pour les Anglo-Américains, pour les Scandinaves, les Allemands ou les Suisses.

En quoi votre livre peut-il aider la société française à se réconcilier avec elle-même?

Ce n’est pas à moi de le dire. J’essaie simplement de donner des clés de compréhension qui permettent aux gens de s’orienter. Mais, à ma grande surprise, le livre peut faire bouger les lignes. Des lecteurs commencent à m’écrire pour me dire qu’il a apporté une autre réflexion sur les événements. Moi, je l’ai surtout fait pour dégager ma responsabilité morale.

Emmanuel Todd Qui est Charlie?, sociologie d’une crise religieuse, Seuil.

http://www.tdg.ch/