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Le drame collectif de janvier 2015 hante désormais les couloirs de la pensée française. De récentes altercations, une prise de position du premier ministre, montrent l’ampleur du défi lancé à l’intelligence de France.
L’inflation littéraire
Telles les vagues de la marée montante, le nombre d’ouvrages qui traitent des suites des attentats de début janvier 2015 est impressionnant. Certains ne passent pas forcément sous les feux de la rampe, mais méritent lecture. D’autres sont lourdement médiatisés comme ceux de Caroline Fourest, Emmanuel Todd, etc. Convenons qu’il est assez rare de voir un premier ministre critiquer vertement le travail à peine publié d’un démographe dont le temps qui passe fait le trépas de sa rigueur d’antan à l’opposé d’une personnalité comme Hervé Le Bras avec laquelle il copublie parfois.
Cette inflation littéraire n’est pas bonne conseillère, car les altercations les plus vives (Aymeric Caron vs. Caroline Fourest) sont des perturbateurs endocriniens de la compréhension collective. Face à des évènements de cette violence (Charlie Hebdo et l’Hyper Casher), nous sommes tous en quête de sens. Le tumulte agressif et sentencieux entre intellectuels ne brouille que davantage nos bribes de repères individuels et va même jusqu’à irriguer des théories du complot.
Celui qui a pour fonction de penser et d’éclairer autrui devient une sorte de Torquemada moderne de la pensée de celui d’en face. L’impact est médiatiquement garanti, mais hélas sociétalement destructeur. Le débat oui, trois fois oui. L’altercation à coups de canon oratoire, trois fois non.
La linguistique et le papier tournesol
La lecture d’Emmanuel Todd (« Qui est Charlie » ?) n’est pas laborieuse, mais se caractérise par la découverte d’approximations que même la langue de l’auteur repère et trahit. En reprenant les apports du linguiste Ferdinand de Saussure, on démasque les passages où l’auteur bute avec sa propre pensée qui cherche la conclusion avant le passage obligé de la démonstration de type RHD (raisonnement hypothético-déductif). L’analyse sémiologique du texte d’Emmanuel Todd en dit long sur son socle d’a priori. Elle est un papier tournesol révélateur d’une construction intellectuelle dont les fondements sont non pas une « imposture » (terme chéri par l’auteur), mais une sorte de marteau-pilon qui veut broyer les nuances.
L’esprit du 11 janvier et la trifonctionnalité
Sincèrement, cette période fait penser à ce que le controversé, mais prolifique Georges Dumézil écrivait à propos de la « trifonctionnalité » réunissant les guerriers, les prêtres et la masse des producteurs organisés en clans. Nous sommes bien dans une logique de guerre comme ne cesse de le clamer Thibault de Montbrial (opération Sentinelle), dans une logique d’irruption croissante du religieux et enfin dans une configuration d’émiettement de la communauté nationale au profit de divers corporatismes.
Dans ce contexte si singulier et si délicat, l’intelligence de France (la vôtre, la mienne) est en droit d’attendre des messagers porteurs du rang de Robert Badinter plutôt que des intellectuels qui se rabaissent – seuls – au niveau d’esprits en quête d’invective plus que de grille narrative voire de prospective.
Oui, cette frénésie pour les altercations fait plaisir au narcissisme de ceux qui y participent. Au détriment de la rigueur conceptuelle et de la beauté de l’expression. Quel dommage !
Il me semble que d’illustres prédécesseurs ont montré comment parcourir des mouvements sociaux avec sérieux et humilité. Je songe notamment au Nivernais Jean Maitron et à son célèbre dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. Attaché aux parcours individuels comme aux liens sociaux, cet homme féru d’histoire aurait su se pencher sur la question-clef : comment allons-nous faire pour garder notre tolérance face à l’Autre avec un « a » majuscule ? Où que nous vivions. Et qui que nous puissions essayer d’être dans nos existences respectives.