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Farid Abdelkrim, L'immigration, le chômage, le déficit d’histoire, les discriminations, mémoire victimaire, partager une tranche de rire
Entretien avec Farid Abdelkrim
Votre itinéraire, décrit dans votre livre, Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste, n’est pas sans rappeler celui du rappeur Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. Soit une jeunesse délinquante, un passage par l’islam radical, puis le retour à une spiritualité musulmane apaisée et, enfin, l’amour de cette France qui vous a vu naître. On se trompe ? Ou pèche-t-on par excès d’optimisme ?
Ces deux itinéraires peuvent, en effet, présenter quelques similitudes. Mais il me semble que cela ne va pas au-delà du seuil des apparences. Ce qui les sous-tend demeure très différent et très spécifique. Et, si je m’en tiens aux quelques éléments de comparaison de votre question, je commencerai par dire que ni l’éducation de mes parents, ni mon code génétique ne me destinaient à une jeunesse délinquante que j’ai d’ailleurs eu tout le mal du monde à assumer.
J’ajouterai que l’expression de l’islam tablîghî est aux antipodes de l’islam ikhwânî. Le premier se veut apolitique et piétiste quand le second est éminemment politique. Je n’ai, du reste, pas la prétention d’un retour à une spiritualité musulmane apaisée. J’évoquerai plus une forme de cohérence et de bon sens retrouvés. Pour finir, je crois que mon amour de la France a toujours été. Ne pas l’avoir déclaré, ou même avoir déclaré le contraire n’infirme en rien cet amour. Cela ne signifie rien d’autre que la présence d’un malaise qui peut aisément s’expliquer…
En résumé, mon itinéraire offre donc d’observer les détours empruntés et qui ont fini par me conduire à concevoir la vie et mon environnement comme nombre de citoyens français.
On sent que, dans vos jeunes années, vous et nombre de vos coreligionnaires, vous vous êtes « construits » en opposition à la France, excipant, certains, de la guerre d’Algérie, d’autres de la colonisation de l’Afrique subsaharienne. Bref, des thématiques que vos parents et grands-parents n’évoquaient que rarement. Pourquoi ce retour de mémoire victimaire ? Pour faire oublier vos propres errements ?
Cette construction repose sur un déficit fort préjudiciable. Il s’agit d’un déficit, pour ne pas dire une absence d’histoire. Pour paraphraser Rachid Benzine : « C’est le déficit d’histoire qui fait qu’on se raconte des histoires et qu’on finit par faire des histoires. » Ce déficit d’histoire peut conduire à une souffrance paradoxale. Souffrir de ne pas avoir souffert. Autrement dit, s’inventer une souffrance. Pour ma part, j’explique l’apparition et l’utilisation d’une forme de mémoire victimaire dans mon besoin de justifier mon engagement militant. Et cette posture victimaire ne se limitera pas à la « mémoire », elle ne concernera pas seulement la période de la colonisation, elle s’étendra aussi à tous ses « produits » dérivés : l’immigration, les discriminations, le chômage.
Mais s’il est vrai que cela ressemble à une construction en opposition à la France, il s’agit plus précisément d’une opposition au monde adulte et à l’absence de limite. Une construction découlant directement de mon ignorance et, donc, de l’absence de savoir et d’instruction. Ce qu’il faut pourtant pouvoir retenir ici, c’est la volonté de se construire bien plus que l’absence de bons constituants à cette construction. Et c’est parce que les choses se sont passées ainsi que j’errais, non le contraire.
Ce livre est également décliné en spectacles, Le Chemin de la gare, en l’occurrence, que vous donnez dans les « quartiers ». Comment réagit ce public donné pour « sensible » ? On vous traite de « vendu » ou, pourquoi pas, de « visionnaire » ?
Je n’aspire pas à donner ce spectacle auprès d’un public exclusivement issu de l’immigration. Le défi, ambitieux, que je tente de relever est de pouvoir jouer Le Chemin de la gare au carrefour des dialogues interreligieux, interculturel, interconvictionnel et intergénérationnel. Rire de soi, entre soi, n’est pas mon but. Rire de soi avec l’autre donne d’ailleurs tout le sens au débat que je propose à l’issue de chacune de mes représentations. C’est justement dans ce contexte que la sensibilité de certains dans le public peut être mise à mal. Mais c’est justement l’un de mes objectifs. L’exercice leur offre de voir qu’au fond, il n’y a pas de mal à partager une tranche de rire, même quand c’est d’eux qu’on rit. Combien de fois, d’ailleurs, les ai-je entendus, après avoir bruyamment grincé des dents, lâcher généreusement des rires approbateurs.
Alors plutôt que de me qualifier de visionnaire, je préférerais qualifier ma démarche elle-même d’originale et de pédagogique. Elle l’est auprès d’un public très varié qui peut constater qu’on peut rire, pas de tout, mais avec tout le monde. Rire, donc, pour mieux désamorcer. Pour comprendre… Et se comprendre…
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier