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Depuis son arrivée en mai 2005 à la tête de l’alliance, le dirigeant a mieux réussi du côté de Nissan que de Renault. De quoi attiser les ressentiments à l’heure où le patron est en conflit larvé avec son premier actionnaire, l’Etat français.
Un vrai vétéran. Ce mercredi au Japon, Carlos Ghosn présentera, pour la seizième année, les résultats annuels de Nissan. Alors que l’homme vient de fêter, fin avril, ses dix ans à la direction exécutive de Renault, sa longévité détonne dans le secteur. Ford et General Motors ont changé de patron l’année passée, Norbert Reithofer, président du directoire de BMW, passe la main ce mercredi, Ferdinand Piëch vient d’être écarté de la présidence du conseil de Volkswagen, et Sergio Marchionne a indiqué qu’il ne se voyait pas continuer à la tête de Fiat-Chrysler après 2018…
A l’heure où le double PDG est en froid avec l’Etat français – Carlos Ghosn, opposé à l’octroi de droits de vote double à son actionnaire principal, pourrait choisir de renforcer le poids de Nissan au capital de Renault pour « rééquilibrer » l’alliance -, le bilan de ces dix ans de règne prend une tonalité particulière. D’un côté, Carlos Ghosn peut se targuer de la réussite de Nissan, qui devrait écouler 5,3 millions de voitures pour son exercice 2014, soit plus de deux fois plus qu’en 2005, avec une marge opérationnelle de plus de 6 %. De l’autre, son bilan chez Renault apparaît mitigé. En 2014, le constructeur au losange a vendu 2,7 millions de véhicules, à peine plus qu’en 2005 (2,5 millions) et sa marge opérationnelle n’a que peu progressé (de 3,2 % à 3,9 %). Dans l’intervalle, les deux plans stratégiques du PDG – « Contrat 2009 » en 2006 et « Drive the change » en 2011 – ont raté leurs objectifs.
Sur la période, Nissan a enchaîné les réussites grâce à un solide plan produit (Qashqai, Juke…), une base de coûts assainie suite à la restructuration du début des années 2000, et des marchés internationaux porteurs, que ce soit en Chine ou aux Etats-Unis. Deux zones sur lesquelles Renault n’est, a contrario, pas présent. Le constructeur français a pour sa part effectué de mauvais choix produit – échec du haut de gamme – et pris de plein fouet la dégringolade du marché européen, son principal débouché, tandis que son positionnement sur des pays émergents volatils (Brésil, Russie, Inde, Argentine, Algérie, Iran…) n’a pas délivré toutes ses promesses.
Côté français, ce contraste attise les ressentiments. Gel des renouvellements de la marque au losange pendant la crise, retard sur l’innovation – le constructeur nippon a lancé sa voiture électrique, la LEAF, deux ans avant la ZOE de Renault -, première usine chinoise quinze ans après celle de l’allié japonais… Entre les lignes, Carlos Ghosn a été suspecté d’avoir bridé Renault et renforcé Nissan. La récente nomination de cadres japonais à la tête de trois des quatre nouvelles directions communes aux deux constructeurs a accentué cette impression. Se définissant comme « citoyen du monde », le dirigeant aux trois passeports – français, brésilien, libanais – n’a en outre pas d’états d’âme sur les racines françaises de Renault, comme en témoigne la division par deux des volumes de production dans l’Hexagone en dix ans.
Si Carlos Ghosn cristallise facilement les critiques, c’est aussi pour son image de patron tout-puissant, guère populaire en France. Les uns lui reprochent son imposante rémunération – plus de 15 millions d’euros au titre de 2014 pour Renault et Nissan -, délivrée alors même que l’Etat actionnaire demande une baisse de 30 % du côté de Renault. Les autres, sa propension à écarter ses successeurs potentiels (Carlos Tavares et Patrick Pélata chez Renault, Andy Palmer et Toshiyuki Shiga chez Nissan). Il a d’ailleurs supprimé, en 2013, la fonction de numéro deux dans chacun des groupes. Seul à disposer de la légitimité suffisante pour piloter deux maisons aux cultures si différentes, Ghosn s’est rendu de fait indispensable et irremplaçable. Ce qui a pu conduire à une plus grande tolérance sur certains ratés. Outre la déception de la voiture électrique, on pense à la fausse affaire d’espionnage de 2011, où seul son bras droit, Patrick Pélata, a finalement payé les pots cassés. Alors que les actionnaires de Renault ont voté, fin avril, la possibilité pour le PDG de rester jusqu’en 2022, Carlos Ghosn, âgé de soixante et un ans, reste plus que jamais au pouvoir. Une forme de dépendance qui suscite aussi son lot d’interrogations quant à l’« après-Ghosn »…
S’il a conservé la confiance de ses actionnaires, c’est aussi que le patron peut se targuer de solides réalisations. Désendetté, Renault génère désormais des cash-flows réguliers, existe par lui-même en Bourse (alors que sa capitalisation n’excédait pas la valorisation de sa participation dans Nissan) et dispose de l’atout low cost (Logan, Duster, Sandero…) qui lui a ouvert les portes de l’international et évité une sortie de route comme celle de PSA. Surtout, Renault a largement profité des performances de Nissan, que ce soit sur un plan financier (plus de 4 milliards de dividendes et 14 milliards de profits versés par le japonais au français depuis quinze ans) ou opérationnel. Depuis deux ans, la mise en place des plates-formes communes accélère les gains permettant à Renault d’étendre ses gammes, et de charger davantage ses usines françaises avec les volumes de ses partenaires Nissan et Daimler. A l’étranger, l’alliance accélère aussi le déploiement du français, que ce soit en Inde ou en Chine.
Là est tout le paradoxe de Carlos Ghosn : perçu à la fois comme le garant d’une alliance vitale pour Renault mais aussi comme un patron bien décidé à jouer sur les forces de Nissan pour assouvir des ambitions mondiales, il suscite à la fois espoir et méfiance. En plein conflit larvé avec l’Etat, il faudra désormais voir quel visage choisira de montrer le dirigeant…