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Danse du ventre. (Stockvault/LDD)

Danse du ventre. (Stockvault/LDD)

Un ouvrage collectif questionne les raisons qu’ont les femmes de différentes religions de dérober aux regards cheveux et visage, de l’Antiquité à nos jours, de l’empire assyrien à la burqa, en passant par le grand deuil, les mariages ou les ordres

Genre: Essai
Yasmina Foehr-Janssens, Silvia Naef et Aline Schlaepfer (dir.)
 Voile, corps et pudeur Approches historiques et anthropologiques
 Labor et Fides, 288 p.

Le voile islamique – hijab, niqab, burqa, etc. – questionne, dérange, met mal à l’aise, irrite et suscite d’innombrables débats. En 2013, à l’Université de Genève, un colloque a été consacré à cette question à l’instigation de trois enseignantes – Silvia Naef, professeure à l’Unité d’arabe, Yasmina Foehr-Janssens, qui enseigne la littérature française médiévale et donne un cours en Etudes Genre, et Aline Schlaepfer, spécialiste du monde arabe contemporain.

Les actes regroupent une douzaine de contributions, dans une perspective anthropologique et historique. «Notre intention était de sortir du débat religieux, de montrer que le voile revêt des significations très différentes à travers l’histoire et la géographie. Aujourd’hui, quand, dans une ville occidentale, nous voyons une femme voilée, nous l’interprétons automatiquement comme une manifestation d’obédience religieuse et de soumission. Or, ce bout de tissu peut recouvrir des motivations très diverses. Ce recueil tente de faire un état des lieux de la question, dans les trois monothéismes autour de la Méditerranée et dans divers pays européens, en dépassant le «pour ou contre le hijab», et en la rattachant au thème plus général de la pudeur», dit Yasmina Foehr-Janssens.

Comme tout habit, le voile exprime une identité sociale. La première loi connue à ce sujet est assyrienne. Elle stipule que les femmes mariées et les veuves «ne laissent pas leur tête sans voile» sur la place publique, contrairement aux esclaves et aux femmes libres.

En Grèce et à Rome, comme dans l’Ancien Testament, les cheveux sont séduisants donc dangereux. Leur spectacle appartient à l’époux, ils ne doivent s’offrir au regard qu’à l’intérieur de la maison. «Depuis l’origine, le voile est un signe de distinction sociale, dit Yasmina Foehr-Janssens. Cet usage se maintient jusqu’en Europe au début du XXe siècle: celle qui sort «en cheveux» se désigne comme une femme du peuple ou une prostituée. Le voile dissimule et magnifie en même temps la beauté féminine. La tradition du voile de mariée perpétue bizarrement cette idée jusqu’à aujourd’hui, mais s’il était autrefois garantie de virginité, il est devenu promesse de bonheur.»

C’est saint Paul qui le premier inscrit le port du voile dans un contexte religieux. Il a d’ailleurs une position très ambiguë puisqu’il laisse des femmes prophétiser tout en élaborant un programme de soumission et de discrimination très radical, «car l’homme ne doit pas se couvrir la tête, étant l’image et le reflet de Dieu; quant à la femme, elle est le reflet de l’homme».

Instrument de la décence, le voile perdure au XXIe siècle dans l’habit des religieuses chrétiennes. On peut aussi en voir un équivalent dans la perruque des épouses juives en milieu intégriste. Mais c’est l’usage qu’en font les femmes musulmanes qui excite le débat et suscite des lois en France, en Belgique et en Suisse, déchaînant l’«hystérie politique», selon l’anthropologue Emmanuel Terray. «Le voile est devenu le symbole de l’oppression masculine.»

Revendiqué

«Mais il y a autre chose qui trouble, ajoute Yasmina Foehr-Janssens: dans un environnement où la transparence est une exigence, se voiler signifie «je ne vous montrerai pas tout ce que vous pourriez vouloir voir». Et le voile est souvent revendiqué par les femmes comme une protection, un espace de liberté dans un espace public largement dominé par les hommes.» Au début du XVIIIe siècle, une voyageuse anglaise, Lady Montagu, considère que «les femmes turques sont le seul peuple libre de l’Empire», et elle leur envie le «déguisement» qui leur permet de tromper impunément maris et amants.

Aujourd’hui, face à l’injonction de se dénuder faite aux femmes occidentales par la publicité, la mode, les fabricants de vêtements, soustraire son corps aux regards peut indiquer une forme de protestation contre l’obligation de se soumettre à des canons esthétiques visant à plaire aux hommes. Ou encore, une façon d’atténuer le choc culturel pour des femmes immigrées.

Pour ce qui est de la burqa, qui provoque un rejet particulier, «nous n’avons pas thématisé la différence avec le port d’un voile sur les cheveux. Le fait de dissimuler son visage est dénoncé comme un enfermement des femmes dans une prison de tissu et comme un refus de la visibilité. Cependant, dans la longue durée, on peut mettre en évidence une certaine continuité entre le fait de couvrir ses cheveux et son visage. Dans les textes anciens et médiévaux, se couvrir le visage peut indiquer l’émoi ou la confusion (voir l’expression «se voiler la face»). L’usage, aujourd’hui rare, de la voilette comme accessoire ou marquant le grand deuil, illustre, dans notre culture, la persistance de ce lien.»

Au XXe siècle, dans un processus de démocratisation, la Turquie, l’Egypte, l’Iran ont aboli l’usage du voile de manière autoritaire. On l’a vu revenir, imposé ou par choix. Or, «si imposer par la contrainte une tenue vestimentaire comme la burqa ou le niqab revient à exercer une violence extrême contre les femmes en les privant d’identité sociale, il y en a une tout aussi grande à en obliger une autre, ou qui que ce soit, homme ou femme, à se présenter dévoilée, c’est-à-dire «toute nue» aux yeux de tous», lit-on dans l’introduction.

Elément de séduction

Yasmina Foehr-Janssens confirme: «Il ne s’agit pas de prôner ou de condamner un usage, mais de tenter de faire un pas de côté, de voir les choses un peu différemment. Beaucoup de monde lutte pour la liberté des femmes musulmanes: mouvements féministes, organisations politiques… mais on n’écoute que très rarement ce qu’elles ont à dire. On tend à les considérer, non sans paternalisme, comme des victimes passives.

Or le fait de porter le voile peut être un choix individuel qui relève de la liberté d’expression, qu’il signale l’appartenance religieuse ou non. Il peut être un élément de séduction. Il suffit d’aller voir sur Internet l’offre de foulards, leurs couleurs, les matériaux, les formes, ou encore les modèles de burkini. Il peut aussi être un acte d’affirmation de son identité dans un contexte sécularisé ressenti comme hostile. Aujourd’hui cette pratique est globalisée, elle n’a plus grand-chose à voir avec une tradition. Elle n’est plus un marqueur de classe aisée. Elle peut représenter un acte politique d’une partie défavorisée et fragile de la population, un «retournement de stigmate». Interdire le port du voile est en contradiction avec l’idéal de tolérance et de liberté des Lumières au nom duquel cette interdiction est promulguée. En se focalisant sur ce point, on évite d’affronter d’autres inégalités dont les femmes, voilées ou non, sont victimes, pour ce qui est du salaire, par exemple, ou de l’accession aux postes élevés.»

http://www.letemps.ch/