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L’analyse économique court un grand danger dès lors que les critères universitaires privilégient l’aptitude à manier des équations par rapport à l’aptitude à conceptualiser correctement. C’est un « matheux » qui le dit : notre économie et notre société pâtissent également de cette tendance à privilégier le calcul par rapport au raisonnement.
Les querelles entre écoles ou « chapelles » économiques sont classiques, et bien d’autres disciplines sont dans le même scénario de controverses internes. C’est la vie, et ce peut être un facteur de progrès, comme toute compétition. Mais l’exclusion des économistes qui n’utilisent guère l’économétrie aurait des conséquences graves, car ce dont la science économique a le plus besoin pour progresser est de réflexion conceptuelle : de beaux calculs sur des données correspondant mal aux concepts adéquats sont cautères sur jambes de bois.
L’auteur de ces lignes est docteur en mathématiques et il a enseigné cette discipline durant une dizaine d’années avant de passer à l’économie. Ses travaux en économie comportent néanmoins fort peu de recours à la formalisation mathématique, parce que ce n’est pas à ce niveau que se situent les enjeux cognitifs les plus importants. Prenons par exemple la théorie monétaire et financière : la façon dont j’ai abordé ce sujet m’a été inspirée par un domaine des mathématiques que l’on appelle les graphes valués, mais je n’ai pas utilisé de formalisation mathématique, alors que j’ai massivement recouru à l’histoire. Pourquoi un tel choix ?
Parce que la question centrale est celle de la nature de ce que l’on appelle « la monnaie ». Pour beaucoup d’économistes, la monnaie est une chose, un bien. Pour moi, sa nature est numérique : le système monétaire et financier est un réseau numérique dont le fonctionnement complexe sert à organiser les actes économiques. Par exemple, il sert à contingenter les appropriations de biens et les utilisations de services, à les proportionner aux contributions à la production.
Mais il fallait vérifier le bien-fondé de cette intuition avant de passer à la modélisation : c’est pourquoi j’ai écrit en 1984 « Huit siècles de monétisation », une excursion à travers l’histoire économique du bas moyen âge à nos jours où l’on découvre que les espèces métalliques ont peu à voir avec l’essence de la monnaie, mais ont plutôt servi de chiens de garde au « nombre organisateur », c’est-à-dire à un système monétaire et financier essentiellement numérique que bien des acteurs voudraient manipuler à leur profit exclusif.
Les trente années qui se sont écoulées depuis m’ont confirmé dans l’idée que l’analyse économique a beaucoup pâti du recours précipité à l’économétrie. Cette technique est en soi un instrument très intéressant, mais sa mise en œuvre par des personnes qui prennent pour argent comptant, si j’ose dire, des concepts éculés, dépourvus de tout réalisme, est une catastrophe.
Voyant dans les retraites, par répartition aussi bien que par capitalisation, une partie du système financier, je me suis intéressé à la sécurité sociale et aux finances publiques. Et là, quelle débâcle conceptuelle n’ai-je pas découverte ! L’assimilation des cotisations sociales à des impôts, l’idée que la rentabilité des retraites par répartition se calcule en comparant les pensions aux cotisations vieillesse, sont deux exemples importants de ce méli-mélo conceptuel qui rend stérile la plus grande partie du travail d’analyse économique relatif aux finances publiques.
C’est pourquoi le combat d’André Orléan et de l’Association française d’économie politique (Afep) me paraît digne de soutien. Non seulement parce que l’économie des conventions, qui doit beaucoup à Orléan, est une part très importante de l’analyse économique, sans laquelle il est impossible de comprendre grand-chose à ce qui nous entoure, mais aussi parce que le bon usage des mathématiques en économie requiert la sortie de la misère conceptuelle dans laquelle notre discipline patauge actuellement.
Par delà les divergences politiques, notre économie et notre société ont un besoin urgent de développer le raisonnement et l’étude des faits bruts. Plus le « Big data » prendra de l’importance, plus la valeur ajoutée des économistes sera de faire le tri dans cet amoncellement de données produites trop souvent dans le cadre d’une complète déliquescence conceptuelle et intellectuelle.