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Laurent Flallo 
  • Patrick Drahi, ficelles du cow-boy câble

    Patrick Drahi, les ficelles du cow-boy du câble – Françoise Ménager pour « Les Echos »

Le patron d’Altice a accumulé en une quinzaine de mois 34 milliards d’euros d’emplettes et autant de dettes. L’émule de John Malone est engagé dans une course contre la montre pour bâtir son empire.

«  Boulimique », «  effréné », «  vorace » : il n’y avait aucune surprise à lire ou entendre les mêmes qualificatifs accolés à Patrick Drahi au lendemain de sa dernière emplette, celle du septième cablô-opérateur aux Etats-Unis fin mai, que ceux traînés depuis une trentaine d’années par son modèle revendiqué, John Malone. Les 34 milliards d’euros d’acquisitions réalisées en une quinzaine de mois par le patron d’Altice et principal actionnaire de Numericable-SFR l’ont fait entrer en bonne place, aux côtés du pionnier américain du câble, dans le chapitre des conquérants de la grande histoire de l’industrie des télécoms. Et aux yeux de ses rivaux dans la petite histoire de la folie des grandeurs. Le dernier capitaine d’industrie français à avoir acheté autant en aussi peu de temps s’appelait… Jean-Marie Messier.

Ses concurrents auraient pourtant tort d’essayer de faire passer le phénomène pour une comète destinée à s’écraser sous le poids des 34 milliards de dette brute qui ont contribué à son apparition. La troisième fortune de France ne surgit pas de nulle part. Mais ne suffisent pas en effet à l’expliquer ni sa vingtaine d’années d’expérience dans les réseaux câblés ni la dernière décennie passée à rassembler sous un même toit ces tuyaux dont plus personne ne voulait en France, et pas plus la construction d’un petit empire des télécoms allant de la République dominicaine à Israël.

Si cet X-Télécoms grille les étapes en se hissant au numéro 57 du classement mondial des milliardaires par le magazine « Forbes » – 157 places gagnées en un an -, c’est simplement parce qu’en maintenant les taux d’intérêt extrêmement bas, les banquiers centraux ont contracté comme jamais le temps des affaires sur toute la planète. Il a fallu presque trente ans à John Malone pour réaliser la première vague de concentration du câble aux Etats-Unis (*). La fenêtre monétaire, historique mais probablement temporaire, offre à Patrick Drahi les moyens de concentrer câble et télécoms dix fois plus vite, en Europe et aussi outre-Atlantique. Pas de Patrick Drahi sans Mario Draghi, ni d’expansion spectaculaire sans un relent de stagnation séculaire. Pas non plus d’Altice sans Wall Street. Son holding luxembourgeois coté à Amsterdam est allé chercher auprès des poches pleines de billets verts les deux tiers de ses emprunts, bien que ses revenus soient essentiellement en euros, une contradiction compensée par un système de couvertures.

Résultat, la dette d’Altice, empruntée à un taux moyen de 5,9 % sur l’exercice 2014, coûte environ 10 % moins cher que ne la payait Orange il y a dix ans, alors que son montant est pratiquement du quadruple. L’avantage est incomparable, même par rapport à d’autres secteurs moins capitalistiques. Air France-KLM, propriétaire de l’essentiel de sa flotte d’appareils, s’acquittait par exemple l’an dernier d’un taux 15 % plus onéreux, alors que ses ratios d’endettement sont plus légers d’autant par rapport à ceux d’Altice.

Si Patrick Drahi a pu accumuler une montagne d’emprunts proche de celle de l’énergéticien Engie (ex-GDF Suez), il ne le doit cependant pas à l’inconscience de créanciers laxistes, mais à sa crédibilité et à celle de son équipe d’une vingtaine de fidèles, comptant plusieurs anciens de Morgan Stanley (dont le directeur général d’Altice, Dexter Goei) et l’ex-trésorier de John Malone chez Liberty Global. Le savoir-faire de ces « cost-killers » est crucial pour obtenir la confiance des investisseurs et des clauses de crédit très conciliantes. A 11,25 milliards d’euros à fin 2014, la dette nette de Numericable-SFR apparaît moins impressionnante quand on augmente l’excédent brut d’exploitation (Ebitda) des économies prévues d’ici à 2017 chez l’ancienne «  fille à papa » de Vivendi, comme Patrick Drahi appelle l’ex-SFR. De 3,6 fois l’Ebitda, l’« effet de levier » tombe à 2,7 fois, soit 15 % à 20 % au-dessus de la moyenne du secteur européen des télécoms, avant un désendettement déjà en marche. Le numéro deux français de la téléphonie craint d’autant moins la première échéance importante de remboursement de mai 2019 qu’il sait au bout de cinq mois de lit commun que le 1,1 milliard de synergies visé sera dépassé, ce qui rend possible, et toujours à crédit, l’élargissement de la famille à Bouygues Telecom.

L’art du « deal-making », la maîtrise de montages financiers sophistiqués apparentant l’ensemble à un LBO (« leveraged buy-out ») géant qui isole les risques entre les filiales, et une exécution opérationnelle au cordeau – le triptyque de John Malone – ont créé un cercle vertueux qui s’est reflété dans l’explosion des cours de Bourse depuis l’introduction (+ 276 % pour Numericable-SFR, + 305 % pour Altice). Plus Altice grandit, plus il peut grandir, plus les investisseurs anticipent qu’il grossisse, et plus il doit aller vite. Tant que le groupe ne surpaie pas, et que les taux d’intérêt ne remontent pas brusquement, c’est le pays des Merveilles ! L’analyste d’AlphaValue Jean-Michel Salvador a refait l’équation de Patrick Drahi. Avec une marge d’Ebitda potentiellement à 45 % des ventes, tout à fait envisageable pour un service devenu aussi vital que l’eau ou l’énergie, SFR-Numericable peut continuer à investir 15 % de son chiffre d’affaires, payer les intérêts de la dette (5 %) et des impôts, tout en versant un flux régulier de dividendes (de 10 % à 15 % des revenus) à son actionnaire à 78 %, Altice. Mais à la rentabilité d’Orange (30 %), les dividendes tomberaient à 5 % du chiffre d’affaires. La suite dépendra donc aussi beaucoup de la capacité à retenir une clientèle qui a eu tendance à fuir ces derniers mois. Et si l’on entend un jour Patrick Drahi clamer publiquement «  putain que je suis heureux », à la façon d’un J2M après la signature du mariage de Vivendi et d’Universal, ce ne sera pas forcément le début de la fin, mais peut-être juste la fin du début.

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