Depuis avril 2014, le Suisse Pierre Krähenbühl assume l’énorme responsabilité de l’agence de l’ONU en charge des réfugiés palestiniens. Nous l’avons accompagné une journée à Gaza.
Drapeau des Nations Unies au vent, les trois gros 4×4 blancs traversent à petite vitesse le quartier de Shijaiyeh, au nord-est de la bande de Gaza. A bord du deuxième véhicule, le Suisse Pierre Krähenbühl, commissaire général de l’agence de l’ONU en charge des réfugiés palestiniens au Proche-Orient (UNRWA). Son constat est sans appel: «Rien n’a changé ici depuis la fin des hostilités, pas l’ombre de la moindre reconstruction.» Partout, sous un soleil de plomb, ce ne sont en effet que ruines et désolation. Les images rappellent celles de Port-au-Prince après le tremblement de terre de janvier 2010. Mais ici, la destruction et la mort sont dues à la main de l’homme. A ses bombes et à ses obus.
Il y a moins d’une année, le 20 juillet 2014 notamment, douze jours après le lancement par Israël de l’opération «Bordure protectrice», destinée à mettre fin aux tirs de roquettes du Hamas sur son territoire, Shijaiyeh fut la cible d’intenses bombardements de Tsahal (l’armée israélienne). Au moins 140 personnes – essentiellement des civils – perdirent la vie lors de ce dimanche sanglant. «Shijaiyeh est une zone civile où le Hamas a placé ses roquettes, ses tunnels, ses centres de commandement. Nous avons prévenu les civils qu’ils devaient évacuer. Le Hamas leur a ordonné de rester, c’est le Hamas qui les a mis dans la ligne de mire», se justifiera Tsahal. En cinquante jours, cette nouvelle guerre de Gaza fera 2220 morts côté palestinien, 71 côté israélien.
«Vous avez là un exemple dramatique de ce que la guerre en milieu urbain peut produire», lance Pierre Krähenbühl, dont la vingtaine d’années passées au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a aiguisé le regard et nourri l’expérience. «Mais ici, en plus d’être pris au piège des combats, les civils n’avaient de toute façon pas de possibilité de fuir. Car la bande de Gaza est un lieu clos et son 1,8 million d’habitants, soumis à un blocus total. Cependant, c’est pire que la prison à ciel ouvert dont parlent toujours les médias, car, comme me le disait un Palestinien, un prisonnier sait la durée de sa peine. Un Gazaoui, non.»
«Je ne me place pas en juge de la situation. Ce n’est pas mon rôle, ajoute celui que ses collaborateurs appellent le «Comgén». Mais je dois insister auprès des belligérants pour que toutes les mesures soient prises pour épargner les civils.»
C’est pour tenter d’offrir tout de même un répit à ces derniers que, dans l’urgence de l’été dernier, l’UNRWA a fait de ses écoles des lieux de refuge pour les civils. Bien que six d’entre eux aient été touchés par des tirs israéliens dans sept attaques, quelque 90 établissements scolaires de l’agence onusienne dans la bande de Gaza accueilleront plus de 300’000 personnes jusqu’à la cessation des hostilités, le 26 août. «Pour moi, nos écoles ont tout à la fois symbolisé la protection des uns et la non-protection des autres, la souffrance et le non-respect du droit international», assure Pierre Krähenbühl.
L’espoir incarné
Mais en ce jeudi de juin, le patron de l’UNRWA ne veut pas se limiter à évoquer les immenses problèmes qui s’accumulent sur Gaza et l’avenir de ses habitants. Il a une importante visite à faire à l’école de Khuza, à Khan Younis. En partie «bulldozerisée» par les Israéliens malgré son statut onusien, elle a été rouverte en mars, grâce notamment à un don de 50’000 dollars de Malala Yousafzai, la jeune lauréate pakistanaise du Prix Nobel de la paix. Pierre «Krinbol», comme le nomme la grande banderole en son honneur qui orne le bâtiment principal, a rendez-vous avec Rua.
A pas encore 12 ans, cette fillette longiligne a déjà un destin extraordinaire. C’est que, lors d’un de ses trois déplacements à Gaza durant le conflit, Pierre Krähenbühl rendit visite à l’école très endommagée de Khuza. Là, dans les gravats, il mit la main sur un cahier d’écolier contenant un poème dont l’un des passages assure que «l’espoir est un ami merveilleux qui peut disparaître mais ne trahit jamais». Son auteur: Rua Qodaeh. Bouleversé, et sans savoir si la fillette est toujours vivante, Pierre Krähenbühl fait faire des recherches. Rua est bien saine et sauve. Elle sera invitée à déclamer son poème en public lors de la réouverture de son école.
Faire passer le message
«Il y a évidemment une part de communication dans l’utilisation de l’histoire de Rua, reconnaît volontiers le «Comgén». Mais pour être un bon communicant, encore faut-il avoir un bon message à faire passer. Or, dans mon travail, je m’efforce toujours de ramener les choses à l’humain, d’incarner la réalité par des exemples personnels. Car derrière les statistiques et les chiffres, il y a des gens, des individus, avec leur souffrance et leurs espoirs. Avec un nom. Mon rôle, c’est de parler du vécu de ces gens, du regard de ces parents qui n’ont pas su protéger leurs enfants. En rendant publique l’histoire de Rua, je ne fais rien d’autre que ça.»
Dans cette bande de Gaza où 65% de la population a moins de 25 ans, où une génération n’a jamais vu un Israélien sinon sous forme de tankiste ou de fantassin, et où un môme de 7 ans a déjà connu trois guerres, l’éducation est un enjeu considérable auquel l’UNRWA doit faire face, elle qui scolarise environ 240’000 enfants. «Non religieux, notre enseignement donne une large place aux droits de l’homme, assure Pierre Krähenbühl. Mais inévitablement, les enfants demandent très vite pourquoi ces droits ne leur sont pas appliqués.»
En dépit des pires difficultés, «l’espoir incarné par Rua est un moteur pour nous tous, assure encore Pierre «Krinbol», au moment de participer avec d’autres enfants à une nouvelle action symbolique: le jet d’une bouteille à la mer depuis une plage rocailleuse et souillée de Gaza, dont Israël interdit de s’éloigner de plus de trois milles nautiques.
Retour à Jérusalem
Le symbole et l’espoir, toujours: deux éléments indispensables dans cette région du monde où l’UNRWA, quand elle fut créée voici soixante-cinq ans, avait la charge de 700’000 réfugiés palestiniens. Ils sont aujourd’hui 5,2 millions au Proche-Orient, dont 1,2 million dans la bande de Gaza, où, dans un rôle quasi étatique, l’UNRWA emploie 12 500 personnes dans l’enseignement et la santé.
Quand il prend ses fonctions de commissaire général de l’UNRWA, en avril 2014, Pierre Krähenbühl ignore évidemment qu’il va vivre l’une des périodes les plus intenses de sa vie professionnelle, pourtant marquée par celles passées au CICR, dont dix comme chef des opérations. Il sait cependant que les pays et territoires que couvre son agence sont une véritable poudrière quand ils ne sont pas en guerre ouverte. Reste que quand Israël lance «Bordure protectrice», le 8 juillet, il est en vacances au Japon avec sa femme – une Afghane qu’il a rencontrée lors d’une mission à Kaboul – et ses trois garçons.
«J’ai fait le choix de revenir immédiatement à notre siège de Jérusalem. Et de là, nous avons organisé, mon équipe et moi, mon premier déplacement à Gaza, le 14 juillet. Deux autres suivront durant les hostilités. Je me retrouvais confronté à une guerre, et mon expérience du CICR allait m’être très utile.»
«Dans ce genre de travail, il faut s’en tenir à une ligne de conduite claire et ne pas en dévier, lance-t-il, sinon vous ne tiendrez pas dans le stress ou face à certains interlocuteurs.» C’est ainsi que, s’appuyant sur le respect du droit international humanitaire, il suscitera l’admiration de beaucoup, mais aussi la critique des belligérants, quand, depuis Gaza, il condamnera tant les bombardements d’écoles par Israël que la présence d’éléments d’armes entreposés par les combattants palestiniens dans d’autres écoles.
Le souci des victimes
«Avec son souci permanent des victimes, Pierre Krähenbühl est arrivé au moment du plus grand challenge pour les Palestiniens, assure Fritz Fröhlich, expert de la région et consultant du DFAE. Non seulement à Gaza, mais aussi en Syrie (ndlr: où il s’est rendu en avril après la prise du camp palestinien de Yarmouk), au Liban et en Jordanie. Il a amené avec lui à l’ONU les valeurs suisses de neutralité, de modestie et de respect du droit, ainsi que sa formidable expérience du CICR.»
«Je ne l’ai jamais vu se fâcher, mais surtout il paie de sa personne et va sur le terrain. Avec lui, il n’y a pas que des paroles, mais aussi des actes», renchérit Christopher Gunness, le porte-parole de l’agence à Jérusalem. Avant de lâcher: «Avec Pierre Krähenbühl, je vis le meilleur moment de ma vie à l’UNRWA.»
Modeste, l’intéressé ne veut pas commenter les propos unanimement élogieux à son égard. «Je suis le résultat de milliers de déplacements et de rencontres qui m’ont appris à écouter. Je tire ma force du courage des gens, de leur énergie. Ici, à Gaza, les gens n’ont rien mais donnent tout, c’est ce que le monde doit savoir.»
«Bien sûr qu’il y a quelque chose de Sisyphe dans l’humanitaire, mais on s’engage quand les choses sont difficiles, pas quand elles sont simples. Et puis il ne faut jamais faire de promesses qu’on ne peut pas tenir. Mais quand une école est détruite et qu’on peut la reconstruire, alors on la reconstruit.»
Près de dix mois après la fin des hostilités, la situation ne s’est pas améliorée dans la bande de Gaza. Au contraire, con clut Pierre Krähenbühl, en quittant le petit territoire assiégé par le passage hypersécurisé d’Erez. «Le blocus israélien est toujours aussi strict, aucune des 9000 maisons totalement détruites n’a été reconstruite. Et les Gazaouis qui dépendent de l’aide alimentaire de l’ONU sont passés de 80’000 en l’an 2000 à 860’000 aujourd’hui. Des gens sont passés de l’autosuffisance à rien. Ceux qui croient qu’on peut continuer ainsi sont dans l’illusion et l’erreur.» (TDG)