Depuis la mise en place de la nouvelle organisation de la Commission européenne, les guerres picrocholines entre commissaires et vice-président font rage au Berlaymont. Loin d’être anodines, elles jouent en faveur de la centralisation de l’institution.

La secrétaire générale de la Commission, Catherine Day, le président Jean-Claude Juncker, son directeur de cabinet Martin Selmayr All rights reserved
En politique, le pouvoir est la chose la moins bien partagée. Mais, là, “honnêtement, c’est dur de comprendre qui fait quoi”, explique un habitué des arcanes bruxelloises. Six mois après la mise en place de la nouvelle architecture de la Commission européenne, le flou sur la répartition des attributions entre les vice-présidents et les commissaires persiste.
“Les premiers sont censés être des super-communicants, mais j’ai le sentiment que la réorganisation interne n’est pas terminée, que ce n’est pas si clair. ”
Les adjoints de Jean-Claude Juncker doivent coordonner les grandes priorités politiques définies par le Luxembourgeois : numérique, énergie, euro, investissements. L’objectif est d’en terminer avec le cloisonnement du travail des différents services, créer des synergies et éviter les doublons.
“Sauf que nous n’avons pas de lignes directrices claires » sur la répartition des rôles, explique une fonctionnaire. Et pour cause… au-delà des enjeux politiques, la confusion est accentuée par les querelles de personnes.
Guerre germano-estonienne
En coulisses, le cas le plus représentatif de cette difficile adaptation est le duo formé par le vice-président au Marché unique du numérique, Andrus Ansip, et le commissaire à l’Économie numérique, Günther Oettinger.
“Il y a une véritable gueguerre entre eux”, explique un membre d’une fédération du secteur.
“Leurs personnalités sont très différentes, et leurs visions aussi. Ils prennent la parole sur les mêmes sujets, mais ne disent pas la même chose. Le premier ne parle que des consommateurs, alors que le second n’a que le renforcement de l’industrie européenne en tête, et réfléchit à la manière de tailler des croupières aux États-Unis dans le domaine. ”
Cette rivalité est d’ailleurs à peine cachée.
“Lors de rendez-vous avec des entreprises, des membres de l’équipe d’Oettinger n’hésitent pas à égratigner Ansip”, poursuit cette source.
Lors de la rédaction du plan d’action sur le marché unique du numérique, présenté le 6 mai 2015, la question du droit d’auteur a profondément divisé les deux hommes.
L’Estonien souhaite réduire les restrictions nationales aux échanges de contenus culturels au maximum. Alors que l’Allemand se présente, depuis toujours, en garant des intérêts des sociétés de gestion comme la Sacem en France.
“J’ai l’impression qu’Oettinger a laissé Ansip prendre quelques largesses dans les discussions du printemps, continue le lobbyiste. Mais quand il s’agira d’écrire la future directive sur le sujet, il reprendra le dessus, car c’est le commissaire qui contrôle les services, pas le vice-président. ”
Le poids du secrétariat général
Ces derniers ont uniquement à leur disposition les fonctionnaires du secrétariat général. À l’origine, ils ne sont là que pour seconder le président de la Commission.
À l’hiver 2015, ses effectifs ont été augmentés de 80 personnes, dotées de champs d’expertise variés, pour faire face aux besoins des nouveaux venus.
Or, si cette administration a le pouvoir de bloquer toute initiative jugée contraire aux priorités politiques de la Commission, elle ne peut ignorer la vision des DG une fois un projet lancé. Ce sont les fonctionnaires des services qui iront défendre les textes devant les députés, les États, et veilleront à leur mise en place.
Cette nouvelle architecture de la Commission européenne, à la fois plus complexe et plus centralisée, conduit les acteurs du quartier européen à repenser leur stratégie.
“De l’extérieur, c’est difficile de savoir qui a le pouvoir, qui décide vraiment, relate un lobbyiste. On entend parfois des choses contradictoires du fait du manque de communication entre les commissaires et vice-présidents. Des membres de cabinets vont jusqu’à nous demander ce que prépare leur duo. ”
Une autre se demande “s’il ne va pas être temps de développer nos contacts au sein du secrétariat général”. Pas une mince affaire quand on sait qu’il a la réputation d’être l’administration la plus opaque de Bruxelles.
Gentleman agreement slovaquo-espagnol
D’autres tandems tentent de cohabiter, tant bien que mal.
Le vice-président à l’Union de l’énergie, Maroš Šefčovič, et le commissaire à l’Action climatique et Énergie, Miguel Arias Cañete, se sont ainsi partagés les sujets.
“Il y a eu pas mal de tension sur la répartition des tâches, c’est pourquoi il y a récemment eu une réunion entre les deux hommes, et les cabinets, pour clarifier la situation », explique une source bien informée.
Šefčovič et Cañete ont imité les Espagnols et les Portugais, qui se partagèrent les Amériques au 16e siècle. Sur les questions internationales, au premier de gérer les négociations trilatérales avec l’Ukraine et la Russie. Le second a hérité du dialogue avec l’Algérie, important fournisseur de gaz de l’UE.
Sur l’Union de l’énergie, le vice-président est moins partageur, soucieux de garder la main sur les négociations avec les États et d’assurer la promotion du projet. Un “project team”, qui ne réunit pas moins d’une dizaine de commissaires et de chefs de cabinet, se voit toutes les deux semaines pour évoquer les avancées du dossier.
Faiblesses des vice-présidents à moyen terme
Mais, comme son homologue allemand sur le numérique, l’Espagnol est en embuscade sur le moyen terme. Une fois la période de promotion du projet achevée, c’est lui qui sera en charge d’élaborer les textes législatifs déclinant l’Union de l’énergie. Et il reprendra la main.
Pour le vice-président en charge des investissements, Jyrki Katainen, se pose même la question du contenu de ses fonctions d’ici la fin de son mandat. Sa grande mission, la mise sur pied du Fonds européen d’investissement stratégie (FEIS), est quasiment bouclée. Il ne lui restera plus que quelques réunions de coordination, ou des voyages à organiser.
L’autre faiblesse inconsciente des vice-présidents vient de leur origine : ils sont tous originaires de « petits » pays (Lettonie, Estonie, Bulgarie, Finlande, Slovaquie). Même si, en théorie, les membres de la Commission sont égaux, les représentants d’États plus grands ont du mal à avaler l’idée de répondre aux ordres d’illustres inconnus, même si les trois quarts ont été Premier ministre.
Selmayr contrôle, Juncker arbitre
Au final, le grand gagnant de ces luttes internes est le trio qui trône au sommet de la pyramide : Jean-Claude Juncker, son directeur de cabinet Martin Selmayr et le premier vice-président, Frans Timmermans. Ce sont eux qui tranchent en cas de conflits et valident ou non toutes les initiatives.
En mars, le vice-président en charge de l’euro, Valdis Dombrovskis, et le commissaire aux Affaires économiques Pierre Moscovici n’avaient pas la même opinion sur le temps à donner à la France pour réduire son déficit.
Le premier voulait sanctionner Paris, quand le second bataillait pour lui donner trois ans. Après des semaines de lutte entre cabinets, c’est finalement Juncker qui a imposé son compromis : 2 ans, et des objectifs précis sur les économies à réaliser. Personne n’a bronché.
“Au quotidien, c’est le directeur de cabinet de Juncker qui tient les rênes », explique une source parlementaire.
Ce qui n’a rien de surprenant puisque la réorganisation de la Commission européenne est l’œuvre… de Martin Selmayr. « Il verrouille beaucoup. « À l’allemande, il distribue les rôles, sanctionne, se montre très dur. Et dès qu’un sujet devient politique, il fait remonter à son chef », poursuit cet élu.
Auparavant au service de l’ancienne commissaire à la Justice, Viviane Reding, l’Allemand a acquis la réputation d’être « control freak ». De quoi laisser penser que ces luttes internes sont le fruit du vieil adage, « diviser pour mieux régner ».
la Commission européenne