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Thibaut Madelin 
  • Lors dernier vote Bundestag Grèce, 27 février 2015, « Bild Zeitung » ouvertement milité nouveau plan d'aide Grèce, invitant lecteurs prendre photo page journal barrée d'un grand « NEIN », « pas milliards supplémentaires Grecs cupides ».

    Lors du dernier vote du Bundestag sur la Grèce, le 27 février 2015, le « Bild Zeitung » avait ouvertement milité contre un nouveau plan d’aide à la Grèce, invitant ses lecteurs à se prendre en photo avec une page du journal barrée d’un grand « NEIN », « pas de milliards supplémentaires pour ces Grecs cupides ». – Photo Shutterstock ; « Bild »

Jamais le fossé n’avait semblé aussi profond entre les opinions publiques allemande et grecque. Un climat d’incompréhension entretenu avec gourmandise par certains médias.

Lorsqu’elle est arrivée en Allemagne, Kalliopi Brandstäter avait onze ans. Sa mère avait quitté la région grecque de Katerini deux ans plus tôt. La plantation de tabac de la famille avait brûlé. Un coup du sort. A l’époque, l’Allemagne cherchait des travailleurs, les fameux « Gastarbeiter », mais seulement des femmes. Après une batterie d’examens médicaux, sa mère a intégré un atelier de confection de ceintures d’avion pour la compagnie aérienne Lufthansa. Deux ans plus tard, son mari l’a rejointe en Allemagne. « Pendant six mois, nous sommes restés seuls en Grèce, raconte cette force de la nature. Je m’occupais de mon frère et ma soeur. » Puis les enfants ont à leur tour quitté leur pays d’origine. Au total, la famille est ainsi restée neuf ans outre-Rhin. Avant que le père de Kalliopi commence à ressentir le mal du pays. Tout le monde est alors rentré. Sauf elle. « J’avais rencontré mon mari »

Kalliopi Brandstäter a suivi des études et fait son trou à Hambourg, ville portuaire du Nord, réputée pour son ouverture et son brouillard. Aujourd’hui, elle fait partie des près de 300.000 Grecs qui vivent en Allemagne. Un pays dans lequel ils ont souvent réussi, mais où ils se sentent de plus en plus étrangers. « J’aime l’Allemagne, dit-elle dans son restaurant, Kalliopea. Je suis hambourgeoise et fière de l’être, ajoute-t-elle. Mais je n’aurais jamais cru vivre cela. » Cela, ce sont les attaques et le dénigrement dont ses compatriotes sont l’objet. Depuis l’éclatement de la crise, en 2009, les Grecs sont régulièrement présentés comme des feignants, abusant de la générosité des Européens, à commencer par celle des Allemands. De ce point de vue, l’élection fin janvier du parti de gauche radical Syriza n’a fait qu’aggraver les choses : « Jamais le fossé n’a été aussi profond entre les médias et les politiques des deux pays, souligne Annette Groth, présidente du groupe d’amitié parlementaire germano-grecque au Bundestag et députée du parti de gauche radicale allemand Die Linke. Les médias jouent un rôle désastreux. »

C’est grâce à eux, si l’on peut dire, que Kalliopi Brandstäter s’est fait connaître outre-Rhin. Invitée de l’émission de l’animateur vedette Günther Jauch, le 14 juin, elle a éclaté de rage au milieu d’un débat électrique auquel participait Wolfgang Bosbach. Très populaire, le député du parti chrétien-démocrate (CDU) plaide depuis quatre ans pour une sortie de la Grèce de la zone euro. Au départ, il était isolé dans le parti d’Angela Merkel, mais depuis cette année, il fait des émules. Lors du dernier vote du Bundestag, le 27 février, pour prolonger le programme d’aides à la Grèce, 29 députés de la CDU et de son alliée bavaroise, la CSU, ont voté contre, sur un total de 311. Un record. Surtout, 109 autres députés conservateurs ont pris soin d’envoyer un avertissement au chef du groupe, laissant entendre que la prochaine fois, ce serait non.

« Je suis député depuis treize ans et je n’ai jamais vu cela », s’inquiète Gunther Krichbaum, président CDU de la commission des Affaires européennes du Bundestag. Modéré, et conscient des risques d’une sortie de la Grèce de la zone euro, il fait partie de ceux qui tentent de contenir l’incendie. « La patience des députés est à bout, mais nous savons que l’euro est plus qu’une monnaie », dit-il, espérant que « Monsieur Tsípras [fera] un virage à 180 degrés ». Pour lui, les « provocations » du Premier ministre grec et de son parti ont clairement pourri l’ambiance. Par exemple, cette caricature du ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, en uniforme nazi dans le journal interne de Syriza, ou les sorties professorales de son flamboyant ministre des Finances, Yánis Varoufákis, devenu la bête noire des médias allemands.

« Les Allemands vivent cet épisode comme un duel entre l’Allemagne et la Grèce », note un diplomate. Un duel incarné par les deux ministres, qui s’opposent sur le fond comme sur la forme. En mars, l’ambassadeur de Grèce à Berlin a déposé une plainte officielle auprès du ministère des Affaires étrangères allemand pour se plaindre du ton « offensant » de Wolfgang Schäuble (qui a démenti) vis-à-vis de son collège grec. Victime d’un attentat en 1990, qui l’oblige depuis lors à se déplacer en fauteuil roulant, ce protestant francophile voit une chance dans la crise : celle d’intégrer davantage l’Union économique et monétaire avec les Etats qui veulent vraiment appliquer les règles. Sa rigidité est populaire. Dimanche 21 juin, lorsqu’il a reçu le prix « Point Alpha » pour son engagement en faveur de l’unité nationale et européenne, les passants lui disaient : « Tenez bon face aux Grecs ! »

Les Allemands sont pourtant amoureux de la Grèce, dont ils apprécient le soleil, les îles et l’hospitalité, selon la fédération du tourisme allemande (DRV). L’année dernière, quelque 2,5 millions d’entre eux ont passé des vacances dans le pays. Un record que les professionnels espéraient renouveler cette année. Lundi, cependant, les hôteliers grecs faisaient état d’annulations « en masse ». S’ils aiment les vacances en Grèce, les contribuables allemands sont aussi soucieux de leur argent. Or avec 69,5 milliards d’euros, l’Allemagne est le plus gros créancier d’Athènes. Le débat passionnel contraste avec le calme qui règne sur la question en France, pourtant exposée à hauteur de 53 milliards. Sur les forums Internet, le ton est au pugilat. Selon un sondage réalisé début juin pour la chaîne de télévision publique ZDF, 70 % des Allemands refusent que les créanciers accordent davantage de concessions à la Grèce et 51 % sont favorables à un « Grexit ». Une poussée spectaculaire, quand on songe qu’ils n’étaient que 33 % dans ce cas en début d’année…

« Les Allemands ont toujours jugé que les Grecs doivent recevoir des objectifs d’économies, plutôt que du temps supplémentaire, explique Andrea Wolf, de l’institut de sondages Forschungsgruppe, qui a réalisé cette enquête. Mais depuis mars, l’atmosphère a changé », dit-elle. Ils critiquent les revirements du gouvernement d’Aléxis Tsípras et comparent la Grèce aux autres pays ayant bénéficié d’aides, comme l’Espagne ou l’Irlande, et qui s’en sortent mieux. Les demandes de réparation de guerre d’Athènes, dont Berlin refuse catégoriquement de parler, n’ont pas aidé. Si ceux de Die Linke et des Verts sont plus mesurés, une majorité très claire des sympathisants de la CDU et du SPD – qui gouvernent ensemble – refusent de faire de nouvelles concessions au gouvernement grec, dit Andrea Wolf. Ainsi, le président du SPD Sigmar Gabriel a demandé dans le « Bild Zeitung » à Angela Merkel de « ne rien signer qui permette aux milliardaires grecs de continuer à détourner le fisc, mais imposerait aux travailleurs et aux retraités en Allemagne de payer plus pour eux ».

Absence de débat

En perte de vitesse, mais encore vendu à 2,2 millions d’exemplaires, le quotidien populaire du groupe Axel Springer est devenu le porte-étendard d’une croisade en faveur d’une sortie de la Grèce de l’euro. Le 27 février, lors du dernier vote du Bundestag sur le sujet, il a invité ses lecteurs à se prendre en photo avec une page du journal barré d’un grand « NEIN », « pas de milliards supplémentaires pour ces Grecs cupides ». L’opération a eu un franc succès mais lui a valu les foudres du syndicat des journalistes allemands, qui lui a demandé de stopper sa campagne. Le tabloïd, qui a consacré Wolfgang Schäuble la semaine dernière en « Euroman » (Superman de l’euro), n’en était pas à sa première provocation. Depuis le début de la crise, il stigmatise à longueur de colonnes les « Grecs paresseux ». Il n’est pas le seul. En 2010, l’hebdomadaire « Focus » avait fait sa une avec l’Aphrodite de Milo faisant un doigt d’honneur aux Européens.

Kalliopi Brandstäter est rouge de colère à la simple évocation de la presse allemande, qu’elle juge partisane. Même si tous les titres ne partagent pas la virulence et le caractère peu nuancé de « Bild ». Et c’est justement cette dérive qui l’a poussée à intervenir dans l’émission hebdomadaire de Günther Jauch – qui a connu à cette occasion sa meilleure audience depuis le début de l’année (5 millions de téléspectateurs). « Les gens ne s’intéressent pas à ce qui se passe vraiment en Grèce », regrette-t-elle. Si les médias allemands sont parfaitement informés des négociations entre les institutions et Athènes, ils évoquent beaucoup moins l’absence d’aides sociales en Grèce ou la perte d’assurance-maladie pour un tiers de la population. « A force de lire et d’entendre dans les médias que les Grecs sont des feignants et qu’ils partent à la retraite à 50 ans, les gens y croient et cela suscite l’envie », s’indigne Annette Groth. La présidente du groupe d’amitié parlementaire germano-grecque regrette l’absence de débat sur les limites de la politique de sauvetage de l’euro, axée sur les réformes et l’austérité, et inspirée par la chancelière Angela Merkel. La chute d’un quart du PIB de la Grèce et le taux de chômage des jeunes, qui atteint 50 %, pourraient pourtant donner matière à réflexion, juge la députée. « C’est triste mais on ne peut pas ouvrir ce débat en Allemagne », peste aussi un dirigeant social-démocrate, pourtant peu amène avec le gouvernement grec. Un constat d’autant plus étonnant que le pays a justement appliqué la méthode inverse dans les Länder de l’Est depuis la Réunification. Chaque année, il y injecte quelque 100 milliards d’euros d’investissements et de transferts sociaux (retraite, assurance -chômage…). Au final, le « Grexit » promu par l’économiste orthodoxe et très populaire Hans-Werner Sinn s’est imposé comme une évidence.

« Il ne s’agit pourtant pas d’une perspective mais d’une catastrophe, insiste Alexander Kritikos, économiste à l’institut de conjoncture DIW. Les conséquences seraient dramatiques, à commencer par une inflation à deux chiffres qui gèlerait tout investissement ». Dans son restaurant de Hambourg, Kalliopi Brandstäter ne sait plus quoi penser. Son coeur lui conseille de tourner le dos à l’euro qu’elle associe à une austérité effrénée, mais sa raison l’encourage à le garder. Cette mère de deux enfants préfère retenir les témoignages de sympathie qu’elle a reçus depuis sa participation à l’émission de Günther Jauch. Surtout, elle se félicite des dons qui affluent d’Allemagne pour son association de soutien à la clinique sociale d’Elliniko, à Athènes, qui soigne les patients privés de couverture maladie. « La solidarité est énorme », se réjouit-elle.

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