Étiquettes
Par Annick Cojean et Adéa Guillot
On a coutume de faire coïncider l’origine du clientélisme en Grèce avec l’arrivée du socialiste Andréas Papandréou à la tête du pays en 1981 et le déferlement de milliards d’euros de fonds européens après son adhésion à l’Union Européenne la même année. C’est en partie vrai. « L’Etat qui était jusqu’alors assez petit, peu dispendieux et avec des comptes équilibrés se met à grossir sous l’effet du recrutement de milliers de fonctionnaires, reconnaît le politologue Gerassimos Moschonas. Sa dette explose et les déficits se creusent. »
« Sa dette explose »
Mais ce réflexe clientéliste est plus ancien, il remonte à la fondation même du parlementarisme grec au XIXe siècle lorsque, rappelle M. Moschonas, « le député du village était, pour une Grèce encore largement rurale, le lien avec le pouvoir central, le pourvoyeur de postes et de faveurs ». Ce lien incestueux entre citoyen et politique serait-il inéluctable ?
L’inspecteur général de la fonction publique, Leandros Rakidzis sourit à la question et revient à cette information, qui le désole, parue le 2 juillet dans la presse grecque : « Les 230 licenciés du métro d’Athènes sont de retour. » Les 230 en question avaient été embauchés en contrats à durée déterminée en août 2009, avec le parrainage du parti conservateur Nouvelle Démocratie, deux mois avant les élections législatives. Rakidzis, dans un rapport, avait aussitôt dénoncé « l’inutilité » de ces embauches de même que « l’illégalité de la procédure », et réussi à obtenir que ces contrats ne soient pas renouvelés. La politique n’avait pas dit son dernier mot. Syndicats et partis ont fait de la réintégration de ces 230 employés un combat obstiné. Et les voilà qui, cinq ans plus tard, triomphent.
« La crise que nous traversons est en partie due au clientélisme mais aussi à la corruption qui ont empéché notre Etat de se moderniser et empoisonnent la vie quotidienne des Grecs », explique l’analyste Georges Sefertzis. Le bakchich – en grec « fakelaki » – semble omniprésent. Les cas les plus choquants sont dans le domaine de la santé. Celui que narre Aspassi par exemple, dont la mère devait subir de toute urgence l’opération d’un anévrisme dans une hôpital privé. « D’accord pour bousculer mon agenda, a dit le neurochirurgien, très réputé, mais il me faudra 3 000 euros dans une enveloppe. » Paniquée, la jeune femme a appelé à la rescousse les membres de sa grande famille pour réunir la somme en l’espace de deux jours.
Grèves du zéle
« L’Etat a un intérêt à faire l’autruche et prétendre ignorer le phénomène car il paie très mal les docteurs dans le système hospitalier », affirme M. Prevelakis. La fakelaki comme complément de revenu face à des salaires trop bas ? L’argument revient souvent, y compris dans les services fiscaux où les agents ont durement résisté, à coups de grèves du zèle, aux baisses de salaires successives imposées depuis cinq ans dans le cadre des mesures d’austérité appliquées en échange de 240 milliards d’euros de prêts par les créanciers du pays.
Popi, 39 ans, qui est comptable dans le centre d’Athènes et travaille avec des particuliers et de petites entreprises, a dans sa besace des dizaines d’anecdotes qui laissent ses clients amers. Elle raconte ce moment, en 2012, lorsqu’un travailleur indépendant a dû cesser ses activités. A la clôture de ses comptes, il a découvert qu’il avait omis de remettre à l’administration fiscale la liste exhaustive de ses clients pour l’année 2009, omission passible d’une amende. « C’est 600 euros, lui a dit un employé du fisc. Mais donnez-moi 200 et j’antidate votre liste pour que l’amende ne soit que de 100 euros. Vous gagnez 300 ! » Et l’Etat a perdu 500.
« En réalité, malgré la perception qu’en ont les Grecs, ces phénomène sont en recul ces dernières années », explique Costas Bacouris, président de l’antenne grecque de Transparency International, une organisation chargée de mesurer la corruption dans le monde. « Les gens ont de graves difficultés économiques et refusent de plus en plus de payer les fakelakis et, pour ce qui est de la fraude fiscale ou la corruption des agents, l’électronisation des procédures et quelques condamnations exemplaires d’agents fautifs ont commencé à faire bouger les lignes. »
A qui la faute?
Transparency International publie chaque année un indice de perception de la corruption (CPI). En 2014, sur un total de 174 pays, la Grèce est remontée à la 69e place. « Elle était au delà de la 80e place les années précedentes », précise M. Bacouris. Pour autant, les véritables réformes structurelles attendues et même réclamées par de nombreux Grecs pour limiter le clientélisme, favoriser la méritocratie ou moderniser l’administration n’ont toujours pas eu lieu.
A qui la faute ? Au personnel politique grec comme on l’entend souvent, qui aurait résisté à tout esprit de réforme pour ne pas froisser sa clientéle électorale ? Aux créanciers qui auraient choisi d’insister seulement depuis cinq ans sur les mesures susceptibles de redresser drastiquement les comptes et de dégager de l’argent pour le remboursement de la dette ? Un peu des deux sans doute.
Plus sévère, Gerassimos Moschonas reproche aux Européens leur logique comptable. « Ils avaient tellement de pouvoir à un moment qu’ils auraient pu imposer ces réformes et se comporter en partenaires intéressés à moderniser le pays. » N’est-il pas paradoxal d’attendre d’une puissance extérieure qu’elle torde le bras à cette élite politique corrompue pour l’obliger à changer ? De nombreux Grecs auraient en tout cas beaucoup pardonné aux créanciers s’ils avaient eu, dans le même temps qu’ils leur imposaient des sacrifices énormes, la volonté de les débarasser de ces maux qui continuent d’empoisonner leur vie quotidienne.
