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Dire que l’Europe ne peut pas fonctionner durablement selon ses principes actuels est devenu une porte ouverte qu’il est trop facile d’enfoncer.
L’Europe, lebensraum sans projet politique
Mes lecteurs connaissent d’ailleurs ma rengaine sur le sujet: le poids de la Prusse dans la construction communautaire est trop marqué et déséquilibre l’ensemble. La Prusse a imposé un euro fort qui a durablement handicapé l’industrie européenne. L’élargissement à outrance vers l’Est a permis une division internationale du travail dans un marché unique de biens et de personnes grâce auquel l’Allemagne a reconstitué le Lebensraum dont elle rêvait en 1942. Grâce à ce système, l’Allemagne a élargi les débouchés de ses produits industriels dont les éléments les plus simples sont fabriqués à faible prix dans ses dominions slaves avant d’être transformés ou assemblés dans la métropole germanique.
Cette construction tournée vers l’Est européen a appauvri le bassin méditerranéen où règnent la misère, le terrorisme, la radicalité islamique ou autre. Jusqu’ici l’Espagne et le Portugal ont échappé à la montée d’une extrême droite trop marquée. Mais l’Italie, la France, la Grèce, la Turquie, sont désormais des espaces où la radicalité identitaire s’affirme comme une réponse spontanée aux angoisses d’un continent qui n’a plus de projet politique.
Tsipras aurait pu porter un espoir pour l’Europe
Lorsque Tsipras est devenu Premier Ministre en Grèce, il a immédiatement incarné les espoirs de ceux qui veulent voir l’Europe organisée autrement. Soudain, un rééquilibrage politique de l’Europe vers le sud a semblé possible, tout comme une prise en compte de la réalité de la dette publique, qui constitue aujourd’hui le meilleur éteignoir de toute ambition pour les générations à venir en Europe.
Enfin, un dirigeant européen allait porter le fer contre une vision de l’avenir dont le seul tenant et le seul aboutissant s’appelle la prospérité allemande. Enfin, un dirigeant européen allait demander à sortir de cette politique budgétaire restrictive qui subordonne toute volonté politique aux limites étroites fixées par une dette dont la légitimité est contestée par une majorité de l’opinion publique.
Sur tous ces terrains, Tsipras jouait sur du velours! Même le FMI reconnaissait et reconnaît toujours que la dette grecque doit être restructurée. L’Italie, la France, et même à certains égards l’Autriche ou les Pays-Bas, sont prêts à défendre l’idée d’un plan de relance qui desserrerait l’étau des restrictions budgétaires. Le président de la Commission, Jean-Claude Juncker lui-même, qui est pourtant une créature d’Angela Merkel, cherche des leviers politiques pour échapper au rigorisme prussien.
Au fond, Tsipras avait des alliés naturels sur qui s’appuyer pour construire un rapport de force politique qui soit favorable au versant latin de l’Europe, au sens large, c’est-à-dire à la doctrine souple qui court de la Zélande jusqu’à la Méditerranée. En jouant habilement sur cette alliance, il aurait pu devenir l’homme moderne de l’Europe.
De la souplesse au laxisme, de la rigidité à la responsabilité
Face à Tsipras, se dressait une Europe de la rigidité dont il fallait déjouer les pièges. Lorsque l’Allemagne défend des taux d’intérêt élevés, elle entend protection de ses retraites par capitalisation, mais elle dit ordre et organisation pour se justifier. Lorsque l’Allemagne parle critères de Maastricht, elle entend stérilisation de ses concurrents européens qui sont affectés par l’austérité, mais elle dit retour à l’équilibre, à la santé financière, etc. Lorsque l’Allemagne plaide pour une politique monétaire restrictive, elle entend préservation de l’euromark, mais elle invoque le sens de la responsabilité contre la solidarité laxiste.
Pour être crédible face à ce camp des rigides, Tsipras devait la jouer fine. Dès son élection, il devait présenter un paquet convaincant pour s’assurer le soutien de ses alliés: dire quelles réformes modernes il ferait en Grèce (réforme fiscale juste, création d’une véritable administration fiscale, remise en cause des réglementations obsolètes, lutte contre la corruption, contre l’évasion fiscale, refonte du système de protection sociale pour garantir des prestations équitables mais soutenables, etc.) en contrepartie d’un soulagement de la dette. Après tout, les Européens avaient déjà concédé à Samaras une promesse sur ce sujet. Avec un peu de sérieux, Tsipras aurait obtenu sa répétition.
Le piège dans lequel Tsipras ne devait pas tomber était celui du dilettantisme, qui accréditerait immédiatement le récit tout prêt des rigides: « voyez! leur programme est très simple: ils veulent simplement continuer comme avant! recevoir des aides et revenir à la Grèce d’avant 2008! leur ambition n’est pas de moderniser la Grèce, mais de recommencer comme avant! leur discours de solidarité est le prétexte au laxisme ».
Tsipras, l’homme de la Grèce ancienne
Malheureusement, il n’a pas fallu attendre longtemps pour comprendre que Tsipras n’était certainement pas l’homme de la modernité. Ses beaux discours (et les innombrables interviews de Varoufakis à tous les médias du monde) avaient invoqué un monde nouveau, mais ils étaient en fait ceux de la Grèce ancienne: celles des promesses creuses, des effets de manche, sans véritable vision et sans véritable ambition.
Pour s’en convaincre, il suffit de dresser le désastreux bilan de Tsipras depuis son arrivée au pouvoir. En dehors d’une loi mineure sur la protection des plus démunis, il n’a rien fait de concret en cinq mois de gouvernement: aucune réforme fiscale, aucune vision politique d’avenir. Pendant cinq mois, il a prétexté qu’il attendait l’issue des négociations avec les créanciers pour connaître ses marges de manoeuvre. Comme si la politique se réduisait à un train de dépenses publiques! comme si dépenser plus était le seul enjeu en Grèce aujourd’hui!
Dans le même temps, Tsipras a systématiquement joué la montre avec les créanciers (une belle façon de ne rien faire sur la scène intérieure). Au lieu d’entrer dans le vif du sujet dès la fin janvier, il n’a eu de cesse de multiplier les arguties et les « coups » (tant admirés à la gauche de la gauche) pour, paraît-il, maximiser ses bénéfices dans la négociation.
Le résultat de cette stratégie de petite frappe est simple: faute de visibilité sur le financement de l’économie, les entreprises grecques ont repris la spirale de la récession, la Grèce a perdu cinq mois pour agir, et Tsipras a perdu ses alliés les uns après les autres. Bravo, Machiavélos tant vanté par Mélenchon et consors! Et, début juillet, Tsipras a mis son pays en état de faillite, là où il avait annoncé abondance et prospérité!
Le plus pathétique reste l’affaire de la restructuration de la dette. Pendant cinq mois, Tsipras, pourtant conseillé par Pigasse, n’a rien proposé de sérieux sur le sujet en dehors d’un échange de titres avec la BCE. Il a fallu attendre la publication du rapport du FMI sur le sujet fin juin pour que Tsipras trouve enfin son idée: 20 ans de grâce et décote de 30%. Un peu de travail sérieux aurait permis à la Grèce de présenter ce scénario avec le FMI dès février. Les créanciers auraient pris Tsipras un peu plus en considération et les bases d’un accord global auraient été posées.
Mais il est vrai que passer son temps devant les micros et les caméras ne donne pas forcément le loisir de présenter des mesures crédibles.
Tsipras a discrédité les alter-européens pour un bon bout de temps
Les conséquences de cette incurie sont simples: Tsipras a discrédité pour longtemps toute proposition de réorientation de l’Union Européenne. Désormais, tous ceux qui voudront plaider pour une autre Europe, pour un autre euro, pour un autre équilibre, porteront avec eux le fantôme de cette débâcle qui les associera au laxisme et à la forfanterie.
Au fond, Tsipras est le meilleur allié des Prussiens. Ceux-ci avaient besoin d’un bouffon pour décrédibiliser ceux qui contestent le primat germanique dans l’Union. Pour la Prusse en effet, le risque est grand de voir une France crédible peser sur le destin européen au détriment de tout ce qui s’est construit depuis le traité de Maastricht. L’Allemagne sait qu’elle ne pourra pas éternellement gouverner seule l’Europe, avec cette arrogance très « 1940 » revisité d’une armée mécanisée en campagne qui écrase ses adversaires parce qu’elle est la meilleure.
Des Prussiens comme Angela Merkel savent qu’un « 1943 » suit toujours un « 1940 » et que, à force d’être sûre d’elle-même, la Prusse creuse lentement sa propre tombe.
L’inconvénient, avec Tsipras, est d’avoir fait perdre 10 ans à tous ceux qui espèrent un rééquilibrage continental. Pendant 10 ans, nous ne pourrons plus demander une révision des critères de Maastricht sans apparaître comme des laxistes, des solidaristes qui veulent éviter les réformes et qui cherchent de faux prétexte pour bénéficier encore un peu d’un confort à crédit. Pendant 10 ans, nous ne pourrons plus dénoncer l’absurdité de la dette sans être assimilés à des rigolos qui veulent profiter du repas sans payer.
Oui, Alexis Tsipras a porté un vilain coup au camp des alter-européens, au camp de ceux qui ne réduisent pas le projet de notre continent à une organisation internationale du travail qui abreuve l’industrie allemande et lui assure ses débouchés. Et le drame et que trop d’alter-européens ne sont pas prêts de le comprendre.