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Bismarck, l'opinion allemande, L’Europe, Non des Grecs, Vers le précipice
Quelques Cassandre (*), dont Herodote.net, dénoncent depuis dix ans les dérives du projet européen. Rien n’y a fait et, aujourd’hui, 500 millions d’Européens s’apprêtent à plonger dans l’inconnu. Pour la troisième fois en un siècle…
Le 5 juillet 2015, le Ochi (« Non ») des Grecs a mis en lumière les impasses de la monnaie unique. Il a aussi réveillé les antagonismes européens avec une violence inimaginable il y a encore quelques années.
Les fantômes de l’Histoire hantent à nouveau le Vieux Continent comme dans la couverture ci-dessous du magazine Bild, qui reflète l’opinion allemande dominante avec ses cinq millions de lecteurs. Elle montre la chancelière coiffée d’un casque à pointe, avec cette légende : « Heute brauchen wir die Eiserne Kanzlerin » (« Aujourd’hui, nous avons besoin de la Chancelière de Fer »). Autrement dit, « C’est Bismarck qu’il nous faut » !…

« C’est Bismarck qu’il nous faut ! »
Otto von Bismarck, né il y a 200 ans, était surnommé le « Chancelier de Fer ». Il a pris à revers ses compatriotes, portés vers les valeurs humanistes, en rappelant que « la force prime le droit » et que les grands problèmes du temps ne sauraient être résolus que « par le fer et par le sang ». Sa guerre contre la France (1870-1871) a sécrété les deux guerres mondiales du XXe siècle.
Voilà donc l’homme et la politique que le magazine le plus populaire d’Allemagne appelle de ses voeux et érige en modèle à ses lecteurs et à la chancelière ! On peut y voir une maladresse inouïe ou un lapsus lourd de sens au moment où les Grecs ravivent les souvenirs glorieux de leur résistance au nazisme et où les Italiens plébiscitent un essai simplement intitulé Il quarto Reich (« Le IVe Reich », septembre 2014).
Certes, la chancelière Angela Merkel, fille de pasteur et écologiste radicale, disciple du leader chrétien-démocrate Helmut Kohl, aspire plus que tout à préserver l’équilibre européen. Mais elle est poussée vers la rupture par la grande majorité de ses électeurs et de ses collaborateurs, tant sociaux-démocrates que conservateurs, tous aveuglés par le sentiment de la surpuissance allemande.
Comment en est-on arrivé là ?
Avant la mise en place de la monnaie unique, en 1999-2001, tout semblait encore sourire à l’Europe. Mais la nouvelle monnaie, fondée sur deux erreurs magistrales, a semé les germes de la discorde au sein de l’Union ainsi que nous l’expliquons dans notre analyse sur L’Europe à l’épreuve de la monnaie unique.
Auparavant, quand un État laxiste achetait à l’étranger plus qu’il ne vendait, il était ramené à l’équilibre par la dévaluation de sa monnaie. En supprimant cette force de rappel, la monnaie unique a autorisé toutes les dérives et permis par exemple aux industriels et banquiers allemands et français d’abuser de la faiblesse des dirigeants grecs pour leur vendre à crédit toutes sortes d’inutilités (chars et avions de combat, pont de l’isthme de Corinthe, autoroute du Péloponnèse, aéroport d’Athènes, Jeux Olympiques de 2004).
Quand il s’est agi de passer à la caisse, en 2010, les oligarques grecs et les banquiers français et allemands (Kommerzbank, BNP…) se sont défaussés sur les États et les contribuables ordinaires. Normal.
Ici intervient la seconde erreur des promoteurs de la monnaie unique, celle de croire qu’une politique d’austérité (augmentation des impôts et baisse des dépenses publiques) peut suffire à effacer les dettes publiques vis-à-vis de l’étranger.
Supposons par exemple que l’État grec arrive à faire rentrer la TVA et imposer l’Église. Ces recettes nouvelles seront immédiatement transférées à l’étranger pour payer les intérêts de la dette. Pendant ce temps, les contribuables et les entreprises, avec des revenus moindres, seront obligés de réduire leur consommation et leurs effectifs salariés. L’Église devra de son côté renoncer à ses oeuvres sociales et humanitaires avec pour résultat une aggravation de la situation sociale et économique… et une baisse des recettes fiscales !
De la sorte, en retirant année après année de l’argent des circuits économiques nationaux pour le transférer à l’étranger, le pays se condamne à une récession permanente. Ainsi peut-on comprendre pourquoi l’austérité imposée par Bruxelles, Francfort et Berlin n’a d’autre résultat qu’une aggravation de la dette souveraine, en Grèce mais aussi au Portugal, en Italie ou encore… en France.
Le remède à cette double erreur de construction eut consisté selon notre analyse à transformer la « monnaie unique » en une « monnaie commune » en restaurant des monnaies nationales au-dessous de l’euro. Mais il est maintenant sans doute trop tard pour l’envisager…
L’espoir d’un sursaut est ténu car les leaders européens n’osent pas débattre des causes de la Crise européenne et notamment de la concomitance entre celle-ci et la monnaie unique.
Ils craignent bien évidemment qu’un tel débat ne les disqualifie et mette en lumière leurs phénoménales erreurs, depuis la monnaie unique que chacun présentait il y a quinze à vingt ans comme une garantie de prospérité commune, jusqu’aux politiques d’austérité qui devaient ramener les États surendettés dans la course, en passant par le traité constitutionnel, qui devait renforcer la cohésion de l’Union et son poids dans le monde…
Ces dirigeants avancent tels des somnambules, en réagissant seulement à l’instant présent et sans rien comprendre à l’enchaînement des événements. Ils sont en cela semblables à leurs homologues de 1914, que dépeint l’historien Christopher Clark dans son célèbre ouvrage (Flammarion, 2013). Soucieux de conserver leurs entrées, les journalistes qui les entourent répercutent sans nuances leurs préjugés auprès de l’opinion.
À défaut de pouvoir démontrer la viabilité de la monnaie unique, ils se consolent en arguant qu’elle est contestée seulement par les leaders d’extrême-droite et d’extrême-gauche. Ils « oublient » ce faisant les Cassandre nombreux qui, il y a vingt ans déjà, tentaient de les mettre en garde contre l’irréalisme de la monnaie unique. Parmi ces Cassandre figurent quatre Prix Nobel d’économie, Milton Friedman et Maurice Allais, aujourd’hui décédés, Paul Krugman et Joseph Stiglitz. Notons aussi l’anthropologue Emmanuel Todd qui écrivait en 1995, en préface à la réédition de L’invention de l’Europe : « (si) la monnaie unique est réalisée, ce livre permettra de comprendre, dans vingt ans, pourquoi une unification étatique imposée en l’absence de conscience collective a produit une jungle plutôt qu’une société ».
Vers le précipice
Depuis une dizaine d’années, les leaders européens affichent un unique objectif : sauver l’euro, sans comprendre que sous sa forme actuelle, il est non-viable. Aujourd’hui, pour beaucoup, cet objectif sacré justifie même le sacrifice de la Grèce et son expulsion de la zone euro, voire de l’Union européenne.
Tous s’efforcent déjà de justifier auprès de leur opinion publique le Grexit (Greece exit, « sortie de la Grèce ») et leur refus d’effacer au moins en partie la dette grecque : « Une dette se rembourse toujours » (faux, l’exemple le plus manifeste est celui de l’Allemagne en 1953), « Il est essentiel que les États de la zone euro respectent les règles qu’ils se sont imposées » (faux, la France et l’Allemagne se sont délibérément affranchies en 2004 du pacte de stabilité qu’elles avaient conclu dix ans plus tôt)… L’argument le plus drôle : « Si les Grecs font défaut, chaque Français perdra 700 euros, soit sa part des crédits français à la Grèce » (vrai et faux, si les Grecs font défaut, la dette de la France, qui est déjà de 2000 milliards d’euros, s’accroîtra de 40 milliards d’euros, soit de 2% seulement, sans aucune incidence directe sur le portefeuille des Français).
Sauf à réformer hardiment la monnaie unique (hypothèse devenue improbable), la zone euro et l’Union européenne vont être entraînées dans un précipice quoi qu’il advienne : révoltes sociales en Grèce, si Athènes en venait à renier sa tradition de résistance et se soumettre aux conditions de Bruxelles (hypothèse improbable) ; déboires économiques mais aussi et surtout politiques et même militaires en cas de Grexit (hypothèse devenue aujourd’hui la plus probable).
L’Union s’apprête à exclure pour une question de gros sous la Grèce, berceau de la démocratie et principal foyer de résistance au nazisme, mais qu’elle reste muette devant les atteintes du gouvernement hongrois de Viktor Orban aux valeurs morales qu’elle prétend défendre. Il va de soi que le Grexit va achever de discréditer les institutions européennes et conduire chaque État à jouer sa partition contre les autres. Il va aussi exacerber les haines entre les peuples et déjà l’on nous dit que de nombreux Allemands, par crainte d’être mal reçus, renoncent à leurs vacances au bord de la Méditerranée ! l leur restera les rives de la Baltique…
Réduits à mendier une aide humanitaire auprès de Bruxelles, les Grecs n’accepteront bien évidemment plus de recueillir les immigrants illégaux que leur envoie par centaines de milliers la Turquie. Ils les dirigeront au plus vite vers l’Italie et il s’ensuivra une exacerbation des disputes entre les États de l’Union quant à la répartition de ces réfugiés d’Afrique et d’Asie.
On l’a oublié mais Chypre est un État très fragile de la zone euro, à 90 kilomètres de la Syrie, avec un territoire en partie occupé par la Turquie. L’île ne doit d’appartenir à l’Union européenne et à la zone euro qu’à l’insistance de la Grèce. Si celle-ci en est exclue, Chypre perdra tout soutien à Bruxelles et le gouvernement national-islamiste d’Ankara en profitera pour déstabiliser l’île et l’obliger à quitter à son tour l’Union.
De l’autre côté de la Manche, on doit se prononcer l’an prochain sur le maintien ou non du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Il va sans dire que la tragédie grecque y est suivie avec attention et va conduire une nette majorité d’Anglais et même d’Écossais à se prononcer en faveur de la sortie (le Brexit).
Dans cette éventualité, l’Europe de 2016 ressemblera furieusement à celle d’il y a 75 ans (1941), les canons et les fusils heureusement en moins : un Royaume-Uni fièrement à l’écart, soudé aux États-Unis ; une Europe continentale sous la complète domination de l’Allemagne, avec la France en docile féale et l’Italie en alliée revêche ; une Grèce entrée avant tout le monde en résistance ; une Suisse soucieuse de préserver sa neutralité ; une Espagne attentiste… et une Russie attendant que tout cela explose.
Attentif aux leçons de l’Histoire, Herodote.net a souvent pu décrypter avec justesse l’actualité. La semaine dernière, nous avons ainsi entrevu la victoire du Ochi en mesurant à sa juste valeur la capacité de résistance des Grecs. Puissions-nous cette fois nous tromper et donner raison aux dirigeants européens ! Mais quoi qu’il advienne, les Européens ne s’exonéront pas des souffrances infligées aux Grecs, si grands que puissent être leurs torts. On ne chasse pas impénument un membre de sa famille.