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Le canal Saint-Martin chaque soir est infesté de déchets et des restes des nuits d’ivresse. Les riverains se plaignent. Libération se moque d’eux. Natacha Polony y voit un signe des temps.
L’argument aurait de quoi faire hurler de rire de la part d’un journal qui vante les bistrots branchés et pour quile peuple se réduit si souventà des beaufs racistes votant FN.Mais il nous révèle en fait commentune part de la gauche a remplacédans son horizon idéologique le peuple par une entité indéfinie, ces «étudiants, djembéistes, intérimaires fauchés»et autres. Cette foule folklorique a bien sûr le droit d’être sale et de déverserses déchets sur un site jusqu’à lui ôter toute beauté, parce qu’ils sont du côté du «mouvement» et de la «vie». Le même processus incite à ne pas considérer comme des «pauvres»les populations des cités HLM qui à intervalle régulier s’élèvent contre les saletés et dégradations qui massacrent les parties communesde leurs immeubles. Les «pauvres»ne protestent pas, ils ne réclament pas la sécurité et la pauvreté. Les «pauvres», les «damnés de la terre», ce sont les «jeunes» qu’il ne faut pas «stigmatiser» et qui, de ce fait, peuvent imposer des immondices à leurs voisins.
Quel étrange mépris du peuple! Quelle curieuse vision de la dignité humaine! On serait tenté d’inciterles éditorialistes de Libération à relire les réflexions de George Orwell sur ceux qu’il appelait «les gens ordinaires»,qui se caractérisent par le désir d’une vie simple, l’attachement à des valeurs traditionnelles et le respectde la «décence commune», la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal. Certes, ces petites gens ne ressemblent pas à ceux qui viennent déverser leurs déjections festives sur les trottoirs. Parce que, faut-il le rappeler aux garantsde la gauche libertaire, les pauvres, autant que les riches, aiment la propreté et la beauté. Et la propension à prendre l’espace commun pour une poubelle n’est pas la conséquence de l’oppression sociale mais de l’abolition de cette morale minimale qui fait prendre conscience qu’il y a des choses «quine se font pas». Elle est la traductionen actes d’une idéologie mettant l’individualisme hédoniste au-dessus des normes communes au nomdu sacro-saint «il ne faut pas juger».
La meilleure preuve que, dans la lutte des classes sans cesse réinventée,les défenseurs du droit à polluer l’espace public pour cause de divertissement de masse ne sont pas du côté qu’ils croient, c’est que ce que subissent les petits bourgeois du canal Saint-Martinou les prolétaires des cités du 9.3,on ne permettrait pas une secondeque le subissent les grands bourgeoisdu XVIe arrondissement ou les dirigeants de Libération aux abords de leur maison de campagne ou de bord de mer.
De gauche ou de droite, le respect du peuple consiste à ne pas imaginer que la pauvreté implique (et donc excuse) l’incivilité ou la délinquance, mais à comprendre que l’égalité, la fraternité et la morale qui les sous-tendentsont le ciment d’une société digne.