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Josée Blanchette 
L’éphémère nous offre son reflet fugace et insaisissable au fil de nos arrêts sur image. Pour s’en saisir, il faut peut-être tout éteindre autour de soi. Photo: Annik MH De Carufel Le Devoir L’éphémère nous offre son reflet fugace et insaisissable au fil de nos arrêts sur image. Pour s’en saisir, il faut peut-être tout éteindre autour de soi.

Y a rien à faire, je vais tenter d’opter pour le désoeuvrement, la plus sage des activités de saison et à faible sudation. À ne pas confondre avec l’ennui, davantage subi que savouré. Oh, rien d’héroïque ; pas de retraite dans une communauté bouddhiste ni de vie d’ermite dans une cabane sans eau ni électricité. Rien du spleen baudelairien non plus ou de l’état végétatif d’une poteuse en herbes.

Je consacre mon existence, comme vous peut-être, à établir des listes de choses à faire. Petite lueur de satisfaction chaque fois que je biffe un mot. J’ai décidé d’en écrire une où il serait question de siestes molles d’après-midi aoûtés, d’attention au souffle du vent, de gestes languides entrecoupés de pauses attentives, d’étirements du corps et du regard, voire du mental. Je relirai Charles Dantzig dans sa délirante Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, où l’on ne trouve que des listes à l’esprit ludique, dont une liste de choses qui paraissent éternelles ou de questions sans réponses assurées, ou même de choses douces comme une plage à sept heures du matin ou du soir.Je prendrai le temps par la main, quitte à le suspendre par les pieds. C’est un exercice costaud. Tiens, hier justement : je suis sortie couper de la ciboulette dehors pour ajouter à la salade. Une gerbe odorante entre les doigts, je me suis assise sur le plat des roches à l’heure où le soleil décline un peu et vous caresse l’épaule en ami. Plantée là, à ne rien faire, j’ai aperçu le bosquet de clématites blanches, me suis mise à les observer, puis à devenir une des leurs. Il faut un peu de temps pour éprouver ce genre d’expérience métaphysique que seules la nature, l’amour ou la drogue nous procurent.

J’en ai oublié mes brocolis sur le feu, que j’ai récupérés en crème. Il y a un coût à être moins efficace et tout un schéma mental à déconstruire. « Seuls les tempéraments raidis, aliénés au système de production en vigueur, restent insensibles à la douceur de ne rien faire », ai-je lu dans un dossier intitulé Peut-on être heureux sans travailler ?, du magazine Philosophie paru en mai dernier. L’auteur y ajoute : « Nos sociétés sont entièrement construites autour du travail. […] Le week-end n’a de sens que comme récompense. Quant à la retraite, elle est le dimanche de la vie active. » Et pour les vacances, on doit les mériter.Saisir l’éphémère

Selon un sondage de CAA-Québec, 17 % des Québécois prétendent qu’ils ne feront rien durant leurs vacances cet été. J’aimerais penser qu’un peu de sérénité accompagne cette stoïque décision (il y a aussi le taux de change…), qui va à l’encontre de toutes les agitations socialement prescrites. D’autant que dans un autre sondage (CROP), on nous apprenait la semaine dernière que deux travailleurs sur cinq demeurent en contact avec le bureau durant les vacances… et que 18 % rentrent autravail plus stressés qu’avant leur départ. En fait, seulement un travailleur sur trois profiterait de ses vacances pour se détendre vraiment. S’ils se savaient plus éphémères, peut-être que les gens s’arrêteraient pour regarder pousser les pierres tombales dans les cimetières.Dans son dernier numéro, la revue Relations nous offre une jolie promenade au seuil de l’éphémère que l’on ne peut saisir qu’au vol. Un texte quasi mystique, signé Jean-Claude Ravet, souligne la portée de cette possibilité fugace : « […] il s’agit avant tout du signe du vivant de notre finitude, de la fragilité de la condition humaine, associé intimement au jaillissement de la vie, à l’expérience de la beauté et à la joie de vivre. »

L’éphémère passe si vite que si vous n’êtes pas immobilisé, vous risquez de cligner des yeux au mauvais moment. « La fragilité est la matière de la beauté de la vie. La mort, sa compagne. L’éphémère est le fil ténu entre la naissance et la mort sur lequel nous faisons l’épreuve de la vie, de sa profondeur et de sa fugacité vertigineuse. »Voici la recette d’art éphémère de mon amie Anne, première graffiteuse de mousse que je connais à Montréal. Cet été, Anne s’installe pour regarder pousser la mousse sur son mur de terrasse. Elle m’a envoyé sa recette.

« Choisir d’abord un mur mi-ombragé, jamais en plein sud. Trouver de la mousse, souvent sur les arbres, du côté nord. Ou sur des roches. Prélever délicatement l’équivalent d’environ un pied de long par quatre pouces. À l’eau courante, nettoyer l’envers de la mousse jusqu’à ce que l’eau soit presque claire. En pressant doucement, enlever le plus d’eau possible de la mousse. La mettre dans un mélangeur-broyeur, ajouter un tiers de tasse de vrai babeurre, et une cuillerée à thé de sucre.On peut remplacer le babeurre par du yogourt nature, mais je n’ai pas essayé.Par quelques pulsations, mixer le tout, jusqu’à l’obtention d’une boue épaisse à gros grumeaux. S’il y a lieu, rassurer la personne aimée que NON, tu ne vas pas boire ça, que c’est pour un mur.

Soit le matin, soit en fin d’après-midi, dessiner sur le mur avec la mixture, à l’aide d’un pinceau dur, ou les doigts. Le dessin doit être maigre, car il grossira avec le temps. Nettoyer à mesure les dégoulinades à l’eau claire. Tapoter en masse. Si l’été n’est pas pluvieux, vaporiser le graffiti deux fois par jour, les deux premières semaines. Et patience, patience, patience. »Couper les liens

Selon Alexandre Lacroix (dans le dossier de Philosophie), « pour ne pas travailler et être heureux, il faut être capable de claquer la porte de la civilisation ».

Perdre son téléphone intelligent et couper le cordon avant le départ en vacances semble être devenu souhaitable. Nous créons nous-mêmes notre malheur et le partageons sans discontinuer. Nous avons désappris le rythme de l’enfance et appréhendons celui de la vieillesse. Et pourtant, entre ces moments d’égarement et ces fuites de mémoire, entre l’émerveillement aux petits riens et la béatitude devant l’offrande d’un instant parfait, la sérénité est à portée de clic : off. La boutique est fermée.Pour ma part, je laisse un mot dans ma messagerie automatique de courriels : « L’été, c’est fait pour jouer. Partie jouer jusqu’à la fin août. »

Je vous en souhaite des pas pires et des meilleures.