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La paix kurde se fissure

Un militant d’extrême gauche lors d'affrontements avec la police antiémeute turque dans le quartier de Gazi à Istanbul, dimanche
Photo: Ozan Kose Agence France-Presse Un militant d’extrême gauche lors d’affrontements avec la police antiémeute turque dans le quartier de Gazi à Istanbul, dimanche

La tension est montée d’un autre cran en Turquie, dimanche, alors que les forces armées turques ont intensifié leur offensive militaire contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ce second front, mené en parallèle de la lutte contre le groupe armé État islamique à laquelle le gouvernement turc s’est joint il y a quelques jours, a provoqué de violents affrontements un peu partout au pays et soulevé des doutes quant à l’apport réel d’Ankara dans la lutte contre le djihadisme.

Les raids aériens ont débuté dans la nuit de vendredi à samedi et ont fait voler en éclats le cessez-le-feu unilatéralement proclamé par lePKK en 2012. Les chasseurs F-16 turcs ontredécollé dimanche soir de leur base deDiyarbakir pour une nouvelle vague de frappes contre les bases arrière duPKK sur les montsKandil, dans le nord de l’Irak. Les bombardements menacent de mettre un terme au processus de paix engagé il y a près de trois ans pour mettre un terme à un conflit opposant la Turquie à la minorité kurde qui a fait près de 40 000 morts depuis 1984.Si la décision de la Turquie de se joindre à la coalition a été saluée par la communauté internationale, marquant ainsi un tournant dans la lutte contre le djihadisme, les raids aériens menés simultanément par les forces turques contre le PKK pourraient bien miner l’offensive armée. « Il est fort possible que ce second front ouvert par la Turquie influence négativement les efforts d’enrayer le groupe État islamique [EI] », a déploré, en entrevue avec Le Devoir Houchang Hassan-Yari, chercheur associé à l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand. Selon ce spécialiste de la région, en mettant EI et le PKK dans le même panier, la Turquie risque de diviser ses forces et ses ressources.

Ces bombardements risquent également de complexifier encore les relations tendues qui caractérisent la région.Déjà samedi, le PKK a proclamé la fin de la trêve. « Les conditions du maintien du cessez-le-feu ont été rompues […] face à ces agressions, nous avons le droit de nous défendre », ont indiqué les Forces de défense du peuple (HPG), l’aile militaire de l’organisation kurde, dans une déclaration sur leur site Internet. Quelques heures plus tard, une voiture piégée a explosé dans le district de Lice, près de la grande ville en majorité kurde de Diyarbakir (sud-est), provoquant la mort de deux militaires et en blessant quatre autres, selon le gouvernorat de la province. Les représailles ont été revendiquées dimanche par les HPG.

Cette brusque escalade survient quelques jours à peine après qu’Ankara a finalement autorisé l’armée américaine à utiliser ses bases aériennes situées à proximité de la frontière syrienne pour mener des frappes contre les positions du groupeEI en Syrie.L’OTAN doit se réunir mardi à Bruxelles pour faire le point sur la situation sécuritaire en Turquie.

 Virage stratégique Le gouvernement turc a souvent été critiqué par ses alliés occidentaux pour son manque d’allant dans la lutte contre le groupe EI. Au contraire, le gouvernement turc a accusé à de nombreuses reprises le PKK d’entretenir des liens avec EI. Selon M. Hassan-Yari, il serait toutefois surprenant que de tels liens se confirment. « Le groupe État islamique a combattu et tué beaucoup de Kurdes irakiens dans les derniers mois, précise-t-il. La solidarité qui existe entre les communautés kurdes rend toute collaboration avec EI quasiment inimaginable. »

À l’opposé, « l’inertie, voire la complicité des forces turques vis-à-vis EI », et ce, malgré les plaintes répétées qui leur ont été adressées par la communauté internationale, s’est manifestée à de nombreuses reprises.« Les motifs d’Ankara sont très clairs, insiste M. Hassan-Yari. L’intention de la Turquie d’écraser le gouvernement syrien de Bachar Al-Assad a toujours été limpide. »

En s’alliant à la coalition internationale, la Turquie n’aura cependant pas d’autre choix que de travailler de concert avec le régime syrien. « Est-ce que le gouvernement turc sera suffisamment réaliste pour mettre de côté son hostilité envers Al-Assad pour se concentrer sur la lutte ? Et la Syrie, qui a souvent été accusée par le passé d’appuyer le PKK, sera-t-elle tentée d’aider ce groupe ? soulève M. Hassan-Yari, inquiet. Ce deuxième front vient compliquer les choses dans une région qui est déjà submergée par toutes sortes de conflits. »Plus encore, cette double offensive va diviser les forces de la Turquie. « Des ressources militaires — humaines et matérielles — vont être sollicitées pour ce second front. Elles ne pourront pas être utilisées contre EI pendant ce temps. Le gouvernement turc est-il en mesure d’assumer les coûts de ces deux guerres ? Ça reste à voir. »

Selon lui, à choisir entre les deux, le gouvernement d’Erdogan finira par délaisser la lutte contre EI pour se concentrer sur son combat personnel à l’endroit des Kurdes. « Pour Ankara, le PKK est une menace plus grande », laisse tomber le chercheur.La situation des Kurdes a longtemps été très compliquée dans la région. Population éclatée répartie sur les territoires de quatre pays différents — soit la Turquie, l’Irak, la Syrie et l’Iran —, ce groupe ethnique réclame depuis des décennies la création d’un État kurde indépendant. Le cessez-le-feu proclamé en 2012 par le fondateur du PKK, Abdullah Ocalan, avait toutefois permis une nette amélioration de la situation des Kurdes en Turquie.