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– 1ère partie (billet invité)
de Marc Rameaux,
L’idée que le monde soit contrôlé par des forces cachées, que des oppressions occultes soient les « véritables » causes des faillites de notre société, en lieu et place d’oppressions et de manquements pourtant clairement visibles, n’est pas une idée neuve. Cependant, elle semble investie d’une très grande vigueur de nos jours.
Certains en rendent internet et les réseaux sociaux responsables. Ceux-ci font devenir réelles les aspirations de la démocratie directe, pour le meilleur et pour le pire. L’idée d’une sorte de vote en temps réel, instantané, de tous sur tous les sujets est une idée aussi dangereuse qu’elle est puissante. Elle a permis de mettre à bas des régimes dictatoriaux, de briser des lois du silence et des oppressions d’état en redonnant la parole à chacun et en démentant les mensonges officiels de certaines dictatures. Mais elle a aussi ouvert la porte à toutes les rumeurs, au règne de la calomnie et des sycophantes, à la démagogie et aux sources non vérifiées.
Les média sociaux ont rendu réel le vieux rêve des « fanzines » du mouvement punk, qui partait d’une intention initiale intéressante de vivifier la liberté et la pluralité d’opinions. De fait, à travers les éditeurs de blog et les pages de réseaux sociaux, un simple particulier bénéficie maintenant de moyens éditoriaux équivalents à ceux d’un organe de presse, au point que les bloggers les plus influents deviennent des canaux reconnus d’information. Les blogs et les pages Facebook sont les descendants de fanzines, passés à un stade industriel massif, qui a fait devenir leur rêve réalité.
L’idéal de la démocratie directe ainsi que ses très grands dangers ont été maintes fois débattus. Si elle doit être prise en compte dans l’explication des théories du complot, je précise dès à présent que je ne considère pas qu’elle en est la cause : elle n’a fait qu’amplifier le phénomène. La raison profonde de la prolifération des théories du complot n’est pas l’expansion du phénomène des media sociaux. Elle prend sa source dans des éléments de la psychologie humaine que le fonctionnement du monde moderne a exacerbés. Quant aux responsabilités de leur apparition, c’est là le fond du problème, beaucoup plus que leur condamnation qui est une évidence.
1. Le tissage de réseaux relationnels : un fait du vivant
Il faut tout d’abord rappeler un fait biologique. L’une des caractéristiques du vivant, de tout le règne animal et végétal, est de tisser des réseaux de relations entre individus. La capacité à nous associer à nos semblables est le propre de toute organisation sociale, et nous tissons à chaque instant de nouveaux liens sans même nous en rendre compte, tant cette activité est naturelle.
La puissance de nos réseaux de relations est accentuée par les phénomènes dits « d’intelligence collective » ou « d’auto-organisation ». En quoi consistent-ils ? Il s’agit du fait qu’une population d’individus dont les règles d’association sont simples font émerger des réseaux de relation très complexes, beaucoup plus complexes que la simple somme des règles individuelles. L’exemple le plus connu est celui de la fourmilière, où des entités individuelles assez simples parviennent à mettre en place une organisation dont l’intelligence collective permet des réalisations extraordinaires, dépassant largement la somme des capacités individuelles de chaque fourmi.
Les phénomènes d’intelligence collective dans le monde du vivant ont été beaucoup mieux compris avec l’essor de l’informatique. Il est devenu possible de simuler le comportement de réseaux vivants et d’étudier leur formation et leur évolution. Les « réseaux neuronaux » ont tenté de simuler informatiquement la croissance des réseaux de neurones du vivant. Le chercheur finlandais Teuvo Kohonen a ainsi édicté des lois très simples de renforcement ou d’affaiblissement des liaisons dans une population de cellules, ces lois simples permettant au réseau cellulaire de s’adapter à de nombreuses situations pour résoudre des problèmes très complexes, alors que l’intelligence individuelle de renforcement des liaisons est elle-même très limitée.
Un dernier point est que le tissage de ces liens entre individus est largement inconscient. Il s’établit à partir de signes de reconnaissance subliminaux, de langages corporels tout autant que verbaux, qui nous font rentrer en résonnance avec un autre individu et nous inciter à renforcer ou affaiblir les liens avec lui. Là encore, ces signaux inconscients sont très simples et primaires : un signe de reconnaissance n’agira que sur une toute petite partie de nos goûts ou de nos aspirations, d’où parfois la déception que l’on peut ressentir vis-à-vis de quelqu’un avec qui l’on ressentait des affinités, lorsque nous découvrons ses signaux sur d’autres thèmes qui nous plaisent beaucoup moins. Chacun tisse ainsi de façon très inconsciente le réseau de ses affinités, qui conditionne le réseau de ses relations sociales, avec sa part de convictions, de réalités ou d’illusions.
