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Joseph E. Stiglitz
Exception parmi les économistes américains, Joseph E. Stiglitz choisit la voie de la vulgarisation. Son crédo ? Dénoncer les inégalités, mais sans virulence. Son nouveau livre risque néanmoins de bousculer les grands penseurs de l’économie mondiale. « Marianne » en publie quelques extraits.
IPON-BONESS

 

Joseph Stiglitz est sans doute le seul économiste auteur d’un slogan repris lors des manifestations de rue. « Nous sommes les 99 % », du mouvement de contestation Occupy (qu’il s’agisse de Wall Street, de Londres ou d’ailleurs) lors de la crise de 2008, est son invention. Ployant sous les lauriers (professeur à l’université Columbia, prix Nobel, il a aussi éclairé les conseillers économiques de Bill Clinton et a même une influence au Vatican…), l’homme est une exception – non seulement à cause de ses travaux (il est le représentant de l’école du néokeynésianisme), mais aussi parce qu’il a choisi la voie de la vulgarisation engagée, forcément moins tranquille pour un universitaire. Le « 1 % » est ainsi apparu à l’occasion d’un article commandé par le magazine fashion Vanity Fair. Depuis lors, Stiglitz donne chaque mois sur l’actualité politique et économique. Un « papier » qui a souvent été un lumignon dans la nuit noire néolibérale.

Dénonciateur des inégalités, Stiglitz n’a pas pour autant une vocation de boutefeu. Dans la tradition de la « gauche américaine », son propos n’est pas d’opposer les classes entre elles, mais plutôt de ressouder la société américaine. « Pourquoi faut-il se soucier de la hausse massive de l’inégalité ? » s’interroge-t-il. Réponse : « Pour des raisons morales mais aussi économiques. Parce que la nature de notre société et notre sentiment d’identité nationale sont en jeu. Et même nos intérêts stratégiques généraux. »

Pour en sortir, il n’y a pas d’autre voie que la démocratie et la politique : « Ce n’est qu’en réformant notre démocratie – en faisant en sorte que notre système de gouvernement rende des comptes à l’ensemble du peuple et reflète mieux les intérêts de tous – que nous parviendrons à résorber la grande fracture et à rétablir aux Etats-Unis la prospérité partagée. » Et, en l’occurrence, ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour le reste du monde.

Hervé Nathan

Nul ne peut le nier aujourd’hui : il existe une grande fracture en Amérique. Elle sépare les superriches – que l’on appelle parfois le 1 % – et tous les autres. Leurs vies sont différentes. Ils n’ont pas les mêmes soucis, pas les mêmes aspirations, pas les mêmes façons de vivre. Les Américains ordinaires se demandent comment ils vont payer la formation supérieure de leurs enfants ; ce qui va se passer si un membre de la famille a une maladie grave ; comment ils vont gérer leur retraite. Dans les affres de la grande récession, des dizaines de millions se sont demandé s’ils allaient pouvoir garder leur maison. Des millions n’y ont pas réussi.Les membres du 1 % – et plus encore ceux du 0,1 % supérieur – ont d’autres sujets de discussion : le type de jet privé qu’il faut acheter ; le meilleur moyen de protéger du fisc leurs revenus. (Que va-t-il se passer si les Etats-Unis imposent à la Suisse la fin du secret bancaire ? Ce sera au tour des îles Caïmans ? L’Andorre est-elle sûre ?) Sur les plages de Southampton [villégiature de l’upper class américaine], ils se plaignent du bruit que font leurs voisins quand ils arrivent en hélicoptère de New York. Ils ont peur, aussi, de ce qui se passerait s’ils tombaient de leur perchoir. Ce serait de si haut. Et, à de rares occasions, cela arrive.

Des causes politiques

Récemment, j’ai été convié à un dîner que donnait un membre brillant et engagé du 1 %. Conscient de la grande fracture, notre hôte avait réuni des milliardaires, des universitaires et d’autres personnes préoccupées par l’inégalité. Dans le babil des premières conversations à bâtons rompus, j’ai entendu un superriche – qui devait ses heureux débuts dans la vie à la fortune qu’il avait héritée – dialoguer avec l’un de ses homologues d’un grave problème : les fainéants, qui resquillaient aux dépens des autres Américains. Après quoi, ils sont passés sans transition à une discussion sur les paradis fiscaux, sans mesurer, apparemment, l’ironie de cet enchaînement. Plusieurs fois dans la soirée, on a invoqué Marie-Antoinette et la guillotine : les ploutocrates réunis se rappelaient les uns aux autres les risques de laisser croître exagérément l’inégalité. « Souvenons-nous de la guillotine ! » La formule donne le ton de cette réception. Et, par ce refrain, les convives reconnaissaient le bien-fondé d’un message central de ce livre : le niveau actuel de l’inégalité en Amérique n’est pas inévitable.

Il n’est pas le résultat des lois inexorables de l’économie. Il dépend des politiques que nous suivons, et de la politique. […]

Avant même d’étudier en détail les statistiques du revenu – je le ferais plusieurs décennies plus tard -, j’avais le sentiment que l’Amérique n’était pas le pays de l’égalité des chances qu’elle prétendait être : elle offrait des possibilités remarquables à certains, mais fort peu à d’autres. Horatio Alger (1) était un mythe, au moins en partie. Beaucoup d’Américains qui travaillaient dur ne réussiraient jamais. Si je suis devenu économiste, ce n’était pas seulement pour comprendre l’inégalité, la discrimination et le chômage, mais aussi, espérais-je, pour agir contre ces fléaux qui accablaient le pays. Le chapitre le plus important de ma thèse de doctorat au MIT, rédigée sous la direction de Robert Solow et de Paul Samuelson (qui tous deux auraient plus tard le prix Nobel), portait sur les déterminants de la répartition du revenu et de la fortune. Présenté en 1966 et publié en 1969, ce texte, un demi-siècle plus tard, sert encore fréquemment de cadre aux réflexions sur le sujet. Les lecteurs potentiels d’une analyse de l’inégalité étaient rares, dans le grand public et même chez les économistes. Le sujet n’intéressait pas. Dans la profession, il suscitait parfois une hostilité directe. Elle a perduré même quand l’inégalité a commencé à s’accroître nettement aux Etats-Unis, à l’époque où Reagan est devenu président. Un économiste en vue de l’université de Chicago, Robert Lucas, prix Nobel, l’a exprimée avec force : « Parmi les tendances qui nuisent à une saine pratique de la science économique, la plus séduisante et […] toxique est la concentration sur les questions de répartition. » Comme tant d’économistes conservateurs, il soutenait que la meilleure façon d’aider les pauvres était d’accroître la taille du gâteau économique national. En attirant l’attention sur la minceur de la part que recevaient les défavorisés, estimait-il, on se détournait de l’enjeu essentiel : comment faire grossir le gâteau ?

Cercle vicieux

[…] C’est pourquoi j’ai été ravi, en 2011, de la proposition que m’a faite Vanity Fair : soumettre la question au grand public. [variation sur la célèbre maxime d’Abraham Lincoln : « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple… »], a eu beaucoup plus de lecteurs, et de très loin, que celui que j’avais publié dans Econometrica (2) quelques décennies plus tôt. Son analyse du nouvel ordre social – 99 % des Américains étaient dans le même bateau : la stagnation – est devenue le slogan du mouvement Occupy Wall Street : « Nous sommes les 99 %. » Il exposait la thèse qu’expriment tous les articles repris ici, et mes écrits suivants : s’il y avait moins d’inégalité, nous serions pratiquement tous en meilleure posture – même de nombreux membres du 1 %. L’intérêt éclairé du 1 % est d’aider à construire une société moins divisée. Je ne cherchais pas à déchaîner une nouvelle guerre entre les classes mais à créer un nouveau sentiment de cohésion nationale : l’ancien s’était évanoui quand une grande fracture s’était ouverte dans notre société.

Malheureusement, la montée de l’inégalité le prouve : le modèle économique américain n’a pas été payant pour de vastes composantes de la population. En termes réels – compte tenu de l’inflation -, la situation de la famille américaine type est pire qu’il y a un quart de siècle. Même le pourcentage de pauvres a augmenté. Bien que l’ascension de la Chine se caractérise par une forte inégalité et par un déficit démocratique, son économie a apporté davantage à la plupart de ses citoyens : elle a fait sortir de la pauvreté 500 millions de personnes dans la période où la classe moyenne américaine subissait la stagnation. Lorsque le modèle économique d’un pays ne sert pas la majorité de ses citoyens, il a peu de chances de servir d’exemple que d’autres voudront imiter. […]

La crise financière et l’inégalité sont inextricablement mêlées : l’inégalité a contribué à provoquer la crise ; la crise a exacerbé les inégalités préexistantes ; et leur aggravation a plombé l’économie et rendu encore plus difficile une reprise robuste. Pas plus que dans l’inégalité, il n’y avait de fatalité dans la profondeur ni dans la durée de la crise. De fait, la crise n’a pas été voulue par Dieu. Ce n’est pas une inondation ou un séisme qui se produit une fois par siècle. C’est quelque chose que nous nous sommes fait à nous-mêmes. Comme l’inégalité sans mesure, la crise est le résultat de nos politiques et de notre politique. […]

C’est un cercle vicieux : l’aggravation de l’inégalité économique se traduit en inégalité politique, notamment dans le système politique américain, qui donne à l’argent un pouvoir sans limites ; cette inégalité politique accroît l’inégalité économique. Mais ce mécanisme s’est encore renforcé quand de nombreux citoyens américains ont été déçus par le processus politique. Au lendemain de la crise de 2008, on a dépensé des centaines de milliards pour sauver les banques et très peu pour aider les propriétaires en difficulté. Sous l’influence du secrétaire au Trésor Timothy Geithner et du président du Conseil économique national Larry Summers – qui avaient tous deux compté parmi les architectes des politiques de déréglementation, en partie à l’origine de la crise -, l’administration Obama, au départ, n’a pas accordé son soutien, on peut même dire qu’elle s’y est opposée, aux efforts pour faire restructurer les prêts hypothécaires, ce qui aurait soulagé les millions d’Américains victimes du crédit prédateur et discriminatoire des banques. Donc ne nous étonnons pas que tant de gens aient envoyé les deux partis au diable !

(1) Romancier américain du XIXe siècle dont les personnages passent de la misère à l’extrême richesse par le travail et la frugalité (NDT).
(2) Revue de Société d’économétrie, association internationale des économistes spécialisés dans les mathématiques et les statistiques appliquées à l’économie.

 

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