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© Fred R. Conrad The New York Times

Interview. Dans un nouveau livre, le célèbre journaliste américain James Risen décrit la puissante industrie qui fait ses choux gras de la lutte contre le terrorisme et n’a aucun intérêt à ce qu’elle s’achève.

Propos recueillis par Britta Sandberg

Sur pression de la Maison Blanche et par égard pour la sécurité nationale, le rédacteur en chef du New York Times a retenu pendant plus d’un an l’article de James Risen sur la surveillance généralisée des citoyens américains par la NSA. Celui-ci n’est publié qu’en 2004, lorsque Risen annonce que son enquête paraîtra dans son livre Etat de guerre: histoire secrète de la CIA et de l’administration Bush. Cette publication incite l’administration à ouvrir plusieurs procédures contre Risen pour divulgation de secrets. Le harcèlement judiciaire débute sous George W. Bush et se poursuit sous Barack Obama. Risen a toujours refusé de collaborer avec le Ministère public et de révéler ses sources. L’affaire va jusqu’à la Cour suprême qui, dans un premier temps, donne raison au gouvernement en 2014. Mais, sous la pression croissante de l’opinion publique, le Ministère de la justice fait machine arrière. Le nouvel ouvrage de James Risen s’intitule Pay Any Price: Greed, Power, and Endless War.

Vous décrivez votre livre comme une réponse à l’administration Obama et à sa campagne contre le journalisme d’investigation. C’est triste.

Les Américains ont vu en Obama un anti-Bush. Mais le fait est que son gouvernement a fait de plusieurs lois antiterroristes temporaires, issues de l’état d’urgence du 11 septembre 2001, des lois permanentes. A long terme, que cela lui plaise ou non, cela restera comme un de ses plus importants héritages. Et il est aussi vrai que, au nom de cette guerre sans fin contre le terrorisme, il a tenté d’étouffer des vérités en s’en prenant aux lanceurs d’alerte et à la presse.

Cette guerre dure depuis plus d’une décennie et l’on estime son coût à 4000 milliards de dollars. Qu’a rapporté cet investissement?

Quelques actions du gouvernement ont contribué à réduire la menace terroriste ici et là. Mais, d’un autre côté, la politique américaine a provoqué la déstabilisation de plusieurs pays: l’Irak, mais aussi l’Afghanistan, la Syrie et le Yémen. Le bilan est négatif: nous avons consacré énormément d’argent, de ressources et de personnel. Nous avons foulé aux pieds les droits des Américains. Nous avons amputé notre propre liberté.

Pourquoi Obama ne met-il pas simplement un terme à cette guerre?

Se demander si nous n’avons pas exagéré cette lutte contre le terrorisme n’est politiquement pas porteur. Du coup, elle n’est plus proportionnée à la menace effective. Aucun politique n’aura des problèmes parce qu’il a dépensé trop d’argent contre la menace terroriste. Mais l’inverse est vrai. Ils ont tous peur de se voir reprocher, après un attentat, de ne pas en avoir fait assez. C’est pourquoi on laisse les choses en l’état ou on investit encore davantage dans cette guerre.

Vous citez des chiffres effrayants à ce propos: 2000 entreprises privées en vivent désormais, 850 000 personnes ont un accès direct à des dossiers secrets et produisent à leur tour 50 000 rapports secrets par année. On dirait une nouvelle industrie.

Oui, et elle n’a aucun intérêt à ce que ça se termine. Une telle situation n’a jamais existé dans notre histoire: il y a énormément de gens dont les revenus dépendent exclusivement de la guerre, qui est leur unique modèle d’affaires. Ils travaillent tous en secret dans de petits patelins de province. Ces entreprises dont nous n’avons jamais entendu parler font des chiffres d’affaires qui se comptent en millions. General Atomics, par exemple, fait partie des plus gros bénéficiaires de cette politique. La société qui fabrique des drones appartient à deux frères: en 2012, elle a obtenu des mandats gouvernementaux à hauteur de 1,8 milliard de dollars.

En démocratie, que signifie le fait que de grands pans de l’industrie de guerre sont assumés par des privés?

Nous acceptons ainsi qu’une partie de l’univers des services secrets soit privatisée, que des rapports secrets soient rédigés par des privés et non par des employés de l’Etat et que la guerre obéisse aux règles du profit. Les privés ont tout intérêt à ne pas minimiser le danger terroriste et donc à amplifier la menace dans leurs évaluations. Mais le pire est qu’il n’y a aucun débat public à ce propos. C’est la différence avec le Vietnam: à l’époque, il y avait la conscription, des gens qui étaient recrutés alors qu’ils le refusaient. Cela a déclenché d’énormes manifestations. Mais comme nous avons confié la logistique de guerre à des privés, plus personne ne proteste.

Vous reprochez au gouvernement de gaspiller des millions dans la lutte contre le terrorisme. On dit qu’en Irak des sommes insensées ont disparu.

Mes recherches indiquent que, rien que dans les années 2003 et 2004, une filiale de la Banque fédérale à New York a convoyé par avion-cargo quelque 14 milliards de dollars en espèces à Bagdad. Une partie a disparu sans laisser de traces. J’ai découvert que 2 milliards de ce montant ont été dissimulés dans un bunker au Liban et qu’ils s’y trouvent toujours.

Comment cet argent est-il arrivé là-bas?

C’est ce qui est fou: à ce jour, personne ne s’est donné la peine de chercher qui l’avait volé. On dirait que le gouvernement américain s’en fiche complètement. Il n’y a pas eu de comptabilisation et aucun contrôle sur le sort de cet argent. Seul l’inspecteur général à Bagdad, Stuart Bowen, nommé par George W. Bush, a essayé de retrouver la trace du magot. Ses agents ont entendu parler de caisses pleines de billets sorties des bureaux du gouvernement provisoire, mais sans découvrir où elles avaient fini. Et j’ai appris que, vu l’énormité des fonds acheminés, des officiers de l’armée américaine avaient détourné des dizaines de milliers de dollars.

Il y a eu des suites?

De simples soldats ont été condamnés mais, dans son enquête, l’inspecteur général s’est heurté à la résistance de la Maison Blanche et de la CIA. Il a dû constater que personne n’avait intérêt à ce que la lumière soit faite. Peut-être que Washington ne voulait pas embêter des politiciens irakiens influents, décisifs pour la coopération. Quand Bowen et ses gars ont voulu tracer l’argent au Liban, l’ambassade américaine à Beyrouth leur a interdit l’entrée. Pour moi, tout cela illustre ce qui a foiré en Irak et ce que nous acceptons au nom de la lutte contre le terrorisme.

La CIA s’est aussi fiée à des informateurs louches, notamment à Dennis Montgomery, un homme connu comme un flambeur dans les casinos qui, tout à coup, se faisait fort de décrypter des informations sur al-Qaida.

Montgomery prétendait avoir développé un logiciel permettant d’identifier les messages cachés dans les vidéos d’al-Qaida diffusées par Al Jazeera. Il disait pouvoir reconnaître des combinaisons de lettres et de chiffres, notamment dans les messages d’Oussama Ben Laden. La CIA était convaincue que ces chiffres et lettres se référaient à des numéros de vols et désignaient les avions de transport civils à attaquer. C’est sur la base de ces prétendues informations qu’à Noël 2003, George Bush a fait annuler plusieurs vols trans­atlantiques.

Comment a-t-on découvert le pot aux roses?

Les services secrets français ont demandé à la CIA l’origine de ces informations. Puis ils ont fait expertiser la pseudo-technologie de Montgomery par une société française. Elle a découvert que les vidéos ne contenaient pas assez de pixels pour pouvoir receler des messages secrets.

La guerre contre le terrorisme met-elle la liberté de presse en danger?

Le gouvernement Obama poursuit les lanceurs d’alerte plus que tout autre auparavant. Et les journalistes aussi. Je dirai que la liberté de presse ne s’est jamais aussi mal portée depuis Richard Nixon.

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy


Profil
james Risen

Journaliste au New York Times, James Risen, 60 ans, s’est vu décerner par deux fois le prix Pulitzer. D’abord en 2001 pour sa couverture des attentats du 11 septembre, puis en 2004 quand il a révélé la surveillance généralisée des citoyens américains par la NSA.

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