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Entre la vieille Europe, celle de l’Ouest, et la nouvelle Europe à l’Est, le divorce est profond face à la question des migrants. On retrouve là des clivages anciens, culturels mais aussi économiques. Comment refaire l’unité ?

En 2003, la nouvelle Europe, moins d’un an avant son entrée officielle dans l’Union européenne, suivait les Etats-Unis dans son aventure irakienne. Face à l’ombre toujours présente de Moscou, Washington semblait constituer encore la meilleure des assurances-vie en matière de sécurité. Le secrétaire à la Défense de George W. Bush, Donald Rumsfeld louait à l’époque la lucidité, le courage et le sens des valeurs de cette nouvelle Europe, qui contrastait tant avec la pusillanimité de la vieille Europe incarnée par le couple franco-allemand !

Que dirait Rumsfeld aujourd’hui devant cet apparent renversement des rôles : une vieille Europe fidèle à ses valeurs démocratiques et une nouvelle Europe qui se replie défensivement sur elle-même ?

Il faut se garder de tout manichéisme. Il existe dans la nouvelle Europe des citoyens qui sont animés par les valeurs judéo-chrétiennes de la responsabilité et du partage. Et l’on trouve dans la vieille Europe des réflexes protectionnistes et de repli sur soi qui ont des relents des années 1930. Mais il n’en existe pas moins une différence de sensibilité marquée entre les deux Europe.

D’ou vient-elle ? La première clef de lecture tient au poids de l’histoire. Les descendants de ceux qui ont fait souffrir (les Allemands) sont spontanément plus généreux que ceux qui ont souffert eux-mêmes (les Européens du Centre et de l’Est). Les premiers sont animés à travers les générations par un devoir de repentance. Les seconds considèrent qu’on leur doit tout. Il n’y a pas de place dans leur psyché pour la souffrance des autres. Ne sont-ils pas passés brutalement de la Seconde Guerre mondiale à la dictature communiste, de Hitler à Staline ? Cette interprétation historique, fondée sur le poids de la mémoire, est certainement importante, mais elle ne suffit pas.

Une deuxième clef de lecture tient à la confiance en soi. Autrement dit, le présent est aussi important que le passé. Si, en Hongrie, la « génération Orban » se complait dans l’évocation douloureuse du passé et si, en Allemagne, la « génération Merkel » brille par sa confiance en elle-même, c’est aussi parce que les performances entre les deux pays sont profondément divergentes. Or il existe un rapport direct, presque mathématique, entre confiance en soi et ouverture à l’autre, et inversement entre réflexe de protection et doute de soi.

Une troisième clef de lecture, de nature très différente celle-là, passe par la familiarité avec l’autre. J’ai très présent à l’esprit une promenade, effectuée à la fin des années 2000, dans les rues de Varsovie, avec un homme politique britannique de premier plan. Il n’en revenait pas et il m’exprimait sa surprise sans craindre d’être politiquement incorrect. « Quelle différence entre Londres, Paris, New York d’un côté et Varsovie de l’autre ? Il n’y a que des Blancs ici ! C’est peut-être un peu ennuyeux, mais c’est très reposant. »

A l’ouest de l’Europe, nous sommes accoutumés à la diversité culturelle et à côtoyer de manière naturelle des non-Européens d’origine, qu’ils soient africains, maghrébins, turcs… En Europe centrale, ils sont très peu nombreux. Les voir affluer en grand nombre – même s’ils ne font que passer – constitue un choc visuel, d’autant plus naturel que, au sortir d’une longue période sous le communisme, votre identité n’est pas encore pleinement consolidée. « Vous nous aviez promis des touristes venus de l’Ouest pour relancer nos économies et assurer notre prospérité, semblent-ils nous dire, avec un mélange de déception et de reproche, pas des réfugiés venus du Sud qu’il nous faut nourrir. Il y a eu tromperie sur la marchandise. »

A ces interprétations d’ordre historique et culturel, il convient d’en ajouter une quatrième, d’ordre plus directement politique. Les pays qui ferment leurs frontières, comme la Hongrie, sont gouvernés par des coalitions de droite et d’extrême droite, dont les dirigeants, comme le Premier ministre Viktor Orban, sont trop heureux de s’abriter derrière le droit pour justifier des réflexes protectionnistes et flatter des instincts xénophobes.

Quelle ironie de l’histoire : hier, à l’est de l’Europe, il existait des murs dont le but était d’empêcher les habitants de sortir. Aujourd’hui, on érige des barbelés pour prévenir les réfugiés d’entrer. Peur de voir s’effondrer son régime hier, peur de voir se dissoudre son identité aujourd’hui.

De fait, la division qui existe entre l’est et l’ouest de l’Europe apparaît d’autant plus grave qu’elle s’ajoute à d’autres et en précède peut-être de nouvelles. Il y a toujours la division Nord-Sud qui oppose l’Europe du Nord qui réussit, derrière l’Allemagne, et celle qui échoue, derrière la Grèce. Il y a désormais la division Est-Ouest, qui traduit deux interprétations possibles de l’héritage chrétien de l’Europe. Il y a l’Europe du pape François, ouverte, généreuse, responsable. Pour avoir bien connu en Allemagne des nouveaux Allemands d’origine turque qui ont atteint les plus hauts niveaux de la fonction publique de leur pays et qui contribuent pleinement à la réussite de l’Allemagne, je me sens pleinement en phase avec cette vision de l’histoire. « N’ayez pas peur », disait Jean-Paul II. Cette exhortation qui a contribué hier à la chute du communisme peut–elle ­contribuer aujourd’hui au réveil d’un continent frileux et vieillissant ? Ce n’est pas aussi simple bien sûr.

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