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Écrit par  BICHOT Jacques

Ceux qui voudraient voir la droite et la gauche se mettre plus souvent d’accord peuvent se réjouir : le regret de la lenteur législative est aussi bien le fait du Président du Sénat que du Président de la République et de celui de l’Assemblée. François Hollande s’en inquiète au point d’avoir annoncé une réforme institutionnelle pour raccourcir la procédure. Gérard Larcher et Claude Bartolone partagent ce souci et critiquent tous deux le caractère excessivement « bavard » des textes dont le Gouvernement saisit les assemblées qu’ils président. Et ils envisagent des mesures. Le premier entend utiliser un droit dont les présidents des deux chambres disposent selon l’article 41 de la Constitution : opposer l’irrecevabilité aux propositions ou amendements qui ne sont pas du domaine de la loi. Le second prépare des propositions qui figureront dans un rapport sur l’avenir des institutions qu’il doit présenter très prochainement. Malheureusement, aucun de ces trois premiers personnages de l’État ne pose le problème de fond : Quel est au juste le domaine de la loi ?
Celle-ci n’est-elle pas mise sans cesse à contribution pour des questions qui, dans une démocratie bien organisée, ne devraient pas relever d’elle, mais du règlement ? La sagesse populaire dit qu’il faut tourner 7 fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Ce bon sens, transposé au niveau de textes très importants, les lois qui régissent la communauté nationale, nous indique qu’il faut prendre le temps de peser le pour et le contre avant d’inscrire une disposition dans un tel texte. Rédiger et voter au pas de charge les projets et propositions de loi n’est certainement pas la bonne solution si l’on considère les lois comme des écrits destinés à définir les principes de base de notre vie commune. Montesquieu écrivait que, lorsqu’il faut absolument changer une loi, « il n’y faut toucher que d’une main tremblante : on y doit apporter tant de solennités et tant de précautions que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger. »
Force est de constater que nos trois présidents prennent l’exact contrepied de l’auteur des Lettres persanes et de L’esprit des lois. Ils se comportent comme des chefs d’ateliers tayloristes cherchant le moyen d’accélérer les cadences. Ils ne semblent pas se soucier de légiférer bien, mais de légiférer en série, le plus rapidement possible. Pourquoi cela ?

Parce qu’ils ont oublié la distinction entre la loi et le règlement. Une distinction pourtant essentielle, comme l’ont expliqué des auteurs aussi différents que Montesquieu et Hayek. La complémentarité de ces grands esprits, à deux siècles de distance, est merveilleuse : l’un préconisait la séparation des pouvoirs législatif et exécutif ; l’autre offrait le moyen pratique de cette séparation en distinguant deux concepts, la « règle de juste conduite » et le « commandement ». S’ils avaient été entendus et suivis par la classe politique, le législateur serait en charge de coucher par écrit les principes que la sagesse populaire découvre, au fil des siècles, comme étant convenables pour encadrer les actions des membres d’une société humaine. Et le gouvernement, bien distinct du législateur, donnerait – dans le respect des lois ​– les ordres nécessaires pour assurer au quotidien la coordination des agents qui ne peut pas être obtenue au moyen des seuls principes généraux et d’institutions telles que le marché.

Les institutions de la France, et celles de toutes les démocraties que nous connaissons assez pour pouvoir en juger, se situent aux antipodes de cette répartition des rôles entre le législateur et le gouvernement. Nos lois, et les codes qui en offrent une présentation relativement ordonnée, se composent à 99 % de commandements au sens de Hayek, c’est-à-dire d’injonctions et d’interdictions d’agir de telle ou telle manière dans telle ou telle situation. Dans leur immense majorité, ces ordres et ces restrictions apportées à nos libertés relèvent de la seule compétence de l’Exécutif, alors même que beaucoup d’entre elles sont votées par les députés et les sénateurs. Nos lois se composent très majoritairement de dispositions qui prendraient la forme de décrets, d’arrêtés et de circulaires si nos institutions se conformaient à la logique de L’esprit des lois et de Droit, législation et liberté. Le gouvernement, au lieu de commander de façon pleinement responsable, prépare des textes  qu’il demande au Parlement de bien vouloir voter. La seule trace de son autonomie est l’article 49–3, qui lui permet de forcer la main du législateur en de rares occasions, et en particulier pour l’établissement du budget annuel, lequel constitue typiquement un instrument de gouvernement, et en aucune manière un acte législatif, ce qui est caché par le méli-mélo conceptuel dans lequel ont sombré nos institutions et ceux qui en ont la charge.

Cette particularité (la possibilité de recours au 49-3) de ce que nous appelons « loi de Finance » et « loi de financement de la sécurité sociale » rappelle que ce serait normalement à l’Exécutif – voire à une agence, en ce qui concerne les assurances sociales – de décider les dépenses et les recettes, dans le cadre des lois existantes. Mais nos institutions portent la marque de la lutte entre le pouvoir royal et le Parlement qui a dominé une partie de l’Ancien Régime. Pour manifester son existence et sa capacité à influencer le cours des événements, la stratégie du Parlement fut de « tenir » le Roi par les finances – le fameux « consentement à l’impôt ». Des siècles après le règne des Bourbons, il n’existe toujours quasiment aucune loi fiscale à proprement parler, c’est-à-dire aucune règle de juste conduite fiscale : le gouvernement est libre de faire à peu près n’importe quoi n’importe comment – à la seule condition de trouver un accord avec les assemblées, ou de faire entériner par ces dernières, sous la menace du 49-3, l’amas hétéroclite de commandements fiscaux en tous genres que nous avons sottement pris l’habitude de nommer « loi de finances ».

Les désastres de la Fronde auraient dû constituer une leçon suffisante pour nous détourner de la confusion institutionnalisée, disons même constitutionnalisée, entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Ce n’a pas été le cas. Nous avons deux pouvoirs, chacun d’entre eux exerçant ses fonctions à la fois au niveau législatif et au niveau exécutif. Et ce qui est vrai de la France l’est dans une large mesure de tous les pays développés. Les gouvernements essaient de gouverner au moyen d’un instrument qui n’est pas fait pour cela : la loi. À ce handicap fondamental, qui condamne l’Exécutif à une semi-impotence, s’ajoute l’absence de règles de juste conduite suffisamment précises, du fait qu’aucune institution n’est en charge de les découvrir et de les coucher sur le papier. La menace qui pèse sur nos libertés du fait que tout et n’importe quoi peut nous être imposé sans que nous soyons protégés par de véritables lois n’a même pas comme contrepartie l’efficacité. Au lieu de vivre dans des démocraties efficaces, nous vivons sous des semi-dictatures inefficaces.

Le désir de voter les lois plus rapidement est donc un excellent révélateur des malfaçons dont nos régimes politiques sont affligés. Certains commandements devraient être décidés et exécutés à la vitesse de l’éclair, comme sur un champ de bataille, et de cela nous sommes tragiquement incapables. Tandis que nos lois, limitées aux principes fondamentaux, devraient être pesées et réfléchies sans la moindre précipitation. Mais nous avons tout mélangé, et ce mélange indigeste risque de nous mener au désastre.