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Lancée par Jean Fourastié, la formule des « Trente Glorieuses » est connue de chacun et l’on évoque avec d’autant plus de tendresse et de douceur, comme une autre Belle Époque, cette longue période où la France, après s’être reconstruite, connut en effet trois décennies de croissance et d’euphorie, que celles-ci ne sont plus qu’un souvenir.
Tout se passa au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, et davantage encore après le retour du général de Gaulle en 1958, comme si de tacites accords, une sorte de Yalta à la française, avaient été conclus entre la droite et la gauche. À celle-là était dévolu le pouvoir économique et politique, tandis que celle-ci régnait sans partage sur le monde de la culture, des idées et de l’enseignement qui lui était abandonné. Fusillés, incarcérés, terrorisés, disqualifiés, intimidés et tout simplement censurés tous ceux qui, écrivains, créateurs cinéastes, artistes, penseurs, économistes, comédiens, n’étaient pas identifiés comme affiliés à l’une des familles de la gauche – et pendant longtemps essentiellement à sa branche stalinienne – se taisaient, se terraient ou étaient malgré eux condamnés au silence et à l’obscurité.
La droite, dans la grande tourmente, avait perdu, avec le droit de cité, le droit à la parole. Tout au plus, représentants d’une espèce vouée à disparaître, quelques grands dinosaures gaullistes – Mauriac, Malraux – étaient-ils tolérés comme des curiosités. Les hussards avaient le droit de tout dire, mais à condition de ne parler de rien. La gauche ne tenait pas seulement le haut du pavé, mais la chaussée, les trottoirs et le crachoir par-dessus le marché. Hors d’elle, point de salut, point de considération, point de carrière, et chacun se le tenait pour dit. L’expression « intellectuels de gauche » avait disparu du vocabulaire. À quoi bon s’encombrer d’un pléonasme ? On parlait d’intellectuels et tout était dit. Ce furent les « Trente Glorieuses » de la pensée unique.
Vers le milieu des années quatre-vingt, un phénomène étrange attira l’attention des commentateurs les plus perspicaces des évolutions intellectuelles et sociales. Après un quart de siècle passé dans l’opposition politique, la gauche était revenue au pouvoir, à même enfin de changer la société, de changer la vie, de faire de ses rêves et de ses désirs une réalité, et pourtant l’on n’entendait plus, ou de moins en moins, le chant de ses rossignols. Quand on les entendait, ils fredonnaient avec de moins en moins d’entrain et de plus en plus faux. Après les lendemains, les aujourd’hui cessèrent de chanter. Il est vrai qu’après la révélation des crimes et des échecs du communisme, après l’effondrement de l’URSS, face à l’évidence des impostures du maoïsme, du castrisme, du modèle albanais, du modèle yougoslave, les dérives de la décolonisation et la trahison du socialisme par ceux qui en portent encore l’étiquette, il était difficile de continuer à mentir-vrai comme si de rien n’était. L’espoir qui avait fait battre le cœur et tourner la tête de générations entières était porté en terre. C’est ce que l’on appela « le grand silence des intellectuels ».
Une chose est de ne plus penser, une autre de renoncer à faire la police de la pensée des autres. Dans la période assez étrange que nous traversons, ce n’est pas parce que la gauche est échouée sur le bord du grand fleuve des idées, à sec, qu’elle a renoncé à y contrôler la navigation, bien au contraire. Son impuissance se traduit paradoxalement par le durcissement croissant et ridicule de sa politique de procès verbaux, de suspensions ou de retraits du permis de penser, de parler ou d’écrire. Jamais les vigies grimpées dans les huniers des grands navires de l’intelligentsia que sont Le Monde, L’Obs, Libération, jamais les douaniers préposés dans toutes les stations de radio et sur toutes les chaînes de télévision à la surveillance des échanges n’ont été plus stricts, plus sévères, plus intransigeants.
Un mot de travers, une pensée qui décoiffe, un pas de côté hors des sentiers tracés, et l’alarme est donnée, la chasse lancée, le lynchage organisé. Il n’est de jour qu’une enquête, qu’un dossier, qu’une plainte en justice ne se fondent sur la prétendue omniprésence, la domination, que dis-je l’hégémonie qu’exerceraient dans la France de 2015 les porte-parole de la droite la plus moisie, la plus rancie et, bien sûr, la plus nauséabonde. Hier encore, Libération consacrait son éditorial et cinq grandes pages à dénoncer le déferlement des « polémistes réac’ » dans les colonnes de nos derniers journaux, sur les ondes et sur le Web.
Qu’en est-il ? Il est exact qu’un certain nombre d’intellectuels, ces derniers temps, ont fait prévaloir la sincérité sur le conformisme et décidé de regarder la réalité en face. Sans qu’aucun d’entre eux se soit d’aucune manière inscrit dans les organigrammes de la droite politique, sans aucune visée de pouvoir, sans aucune concertation, mais simplement parce que la France est nue et qu’ils estiment devoir le dire, Finkielkraut, Debray, Onfray, Guilluy, Houellebecq, Bruckner, Tribalat, chacun à sa manière, chacun dans son domaine, chacun avec les moyens qui sont les siens, récusent les dogmes et s’élèvent contre ce qui leur paraît être les mensonges de la doxa de gauche.
Dans un monde idéal, dans un monde sain, dans un monde simplement équilibré, journalistes, philosophes ou politiques devraient se réjouir de voir se recréer les conditions de la discussion, du débat, donc de l’affrontement des idées. Mais ce serait mal connaître les hommes. Que l’on soit de droite, que l’on soit de gauche, rien n’est plus difficile que de renoncer à un monopole, rien n’est si naturel que de préférer le monologue au dialogue et l’invective à l’argumentation. Bien loin de donner naissance à des échanges féconds, l’émergence d’opinions différentes ne s’est traduite jusqu’ici, du côté de la gauche, que par des bordées d’injures, des appels explicites à la censure, des mises en garde menaçantes contre les dangers dont sont porteurs le pluralisme, la diversité et surtout la liberté, que toutes les tyrannies, quel que soit leur masque, quelle que soit leur obédience, ont toujours considérée à juste titre comme la plus contagieuse des maladies de l’esprit.