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Dominique Moïsi 

  • Les murs solution, Jérusalem Hongrie

    Les murs ne sont pas une solution, ni à Jérusalem ni en Hongrie

Un quart de siècle après la chute de celui de Berlin, le monde continue à ériger des murs, à la frontière du Mexique, en Israël ou en Europe. Un paradoxe dans un univers qui se veut globalisé et sans frontières.

Al’extrême nord de l’Angleterre, se dresse toujours fièrement le mur d’Hadrien. Ce n’est certes pas la grande muraille de Chine : ni en longueur ni par la hauteur de ce qui reste de ces fortifications. Mais ce n’en est pas moins une construction impressionnante, dont le message, plus complexe qu’il n’y paraît, est d’une grande actualité.

En érigeant ce mur, à partir des années 120 de notre ère, l’empereur Hadrien ne souhaitait pas tant proclamer la grandeur de Rome que fixer des limites territoriales à ses ambitions. Pourquoi aller plus loin et conquérir toutes les terres qui constituent ce qu’on appelle aujourd’hui la Grande-Bretagne ? Il faut savoir s’arrêter avant que le coût des conquêtes ne devienne trop élevé. Si seulement Napoléon avait retenu les leçons d’Hadrien avant de se lancer dans la guerre d’Espagne et la campagne de Russie… Pendant trois cents ans, le mur d’Hadrien sépara les Romains des « Barbares du Nord », des Pictes en particulier, et constitua une protection efficace pour la province la plus au nord-ouest de l’Empire romain.

De proportions bien plus considérables, la grande muraille de Chine n’en est pas moins porteuse de ce même message d’autolimitation. Son existence est d’ailleurs traditionnellement utilisée par les dirigeants chinois pour démentir toute volonté d’expansionnisme impérial de leur part. A travers la Grande Muraille, la Chine entendait protéger ses intérêts et ses territoires, face aux envahisseurs, aux Mongols tout particulièrement, et cela à l’intérieur de limites territoriales clairement délimitées. Pourquoi construire une telle protection, si gigantesque, si l’on veut aller au-delà ?

La Chine n’est pas la Russie, qui se définit autour de son Etat, de son armée et de son empire, de préférence toujours en expansion. Fière de sa civilisation, la Chine n’a pas besoin de s’étendre indéfiniment pour exister à ses propres yeux. Certes, les voisins de la Chine en Asie ne partagent pas totalement cette vision « rassurante » de l’Histoire et s’attachent à démontrer que l’empire du Milieu n’est pas, et n’a pas toujours été, aussi modeste et raisonnable qu’il le prétend. Mais le mur d’Hadrien et la grande muraille de Chine – ces produits de deux grands empires – appartiennent néanmoins à la même catégorie d’ouvrages dont la fonction est double : se protéger d’un côté, fixer des limites de l’autre.

Le mur de Berlin correspondait, lui, à un cas de figure totalement différent. Son ambition n’était pas d’empêcher les Barbares d’entrer, mais les plus dynamiques et les plus soucieux de liberté et de prospérité de ses citoyens de sortir. Il s’agissait, pour le régime de l’Allemagne de l’Est, de mettre fin à une hémorragie de sa population qui mettait en danger sa légitimité à court terme et sa survie à long terme. On sait ce qu’il advint de ce mur en novembre 1989. Il tomba un peu par accident, victime d’une division entre les deux Allemagnes devenue artificielle, à partir du moment où l’URSS n’avait plus ni la volonté ni les moyens de l’imposer.

Le mur qui sépare Israéliens et Palestiniens aujourd’hui est toujours plus haut, toujours plus long. Ira-t-il, nouveau « mur de Berlin du Proche-Orient », jusqu’à séparer hermétiquement Jérusalem en deux ? Son objectif n’est pas, contrairement à celui du mur de Berlin hier, de prévenir le départ des Palestiniens, mais de limiter leur capacité à se livrer à des actes terroristes. Il est le produit direct de la seconde Intifada. Mais, contrairement au mur d’Hadrien, sa fonction de protection ne s’est pas accompagnée d’une vision d’autolimitation. Israël a continué à élargir, sinon à multiplier, ses colonies de peuplement. Le nationalisme de la terre, de nature de plus en plus religieuse, n’obéit pas aux calculs rationnels d’un empire aux dimensions d’une autre nature que le tout petit Israël. Le nord de l’Angleterre était si loin de Rome ; la Cisjordanie est si proche de Jérusalem. Et, à l’heure d’Internet et des téléphones mobiles, les notions d’espace et de distance se sont profondément transformées.

Il y a enfin des murs, comme celui qui divise l’île de Chypre, dont la fonction principale est de geler le statu quo et de prévenir le retour de la violence.

Toute comparaison entre le passé et le présent est, certes, dangereuse et artificielle. Il n’en demeure pas moins que, face au chaos grandissant du monde, il existe comme une nostalgie ou une tentation des murs. Peut-on construire des murs efficaces pour se protéger de l’afflux des réfugiés politiques, comme les victimes de la guerre en Syrie, ou des migrants économiques qui veulent traverser la barrière électronique entre les Etats-Unis et le Mexique ?

Autrement dit, y aurait-il des murs sages et des murs fous ? Des murs qui protègent réellement, tout autant de soi que des autres, et des murs qui ne font que repousser des problèmes pour éviter d’avoir à s’y confronter ? Dans un monde sans frontières claires et reconnues, comment parler d’ordre international si l’on ne sait plus qui possède ou contrôle tel ou tel territoire ?

Angela Merkel, en ouvrant les portes de l’Allemagne au flot des réfugiés, a agi selon sa conscience. Elle mérite notre respect. Elle doit maintenant rassurer les Allemands en leur fournissant la preuve que l’afflux de réfugiés sera sous contrôle. Et ceci n’est pas affaire de murs, comme prétend nous en convaincre le gouvernement hongrois. Les murs ne sont pas plus la solution au problème des réfugiés en Europe qu’ils ne sont la réponse à la nouvelle explosion de violence à Jérusalem. Au-delà des murs sages et des murs fous, les murs de la peur sont les plus à la mode aujourd’hui.

Dominique Moïsi, professeur au King’s College de Londres, est conseiller spécial à l’Ifri.

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