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Dominique Moïsi / Chroniqueur – Conseiller spécial à l’Ifri (Institut français des relations internationales)

Aujourd’hui il ne peut plus y avoir de solution politique en Syrie sans Moscou et sans Téhéran. Car eux ont une stratégie cohérente, ce que les occidentaux sont incapables d’élaborer.

La Guerre d’Espagne, entre 1936 et 1939, est décrite par une majorité d’historiens comme une répétition générale pour ce qui va suivre, la deuxième guerre mondiale.

Que diront les historiens demain de l’actuel conflit en Syrie, qui n’est pas sans rappeler la Guerre d’Espagne ?

Il suffit de remplacer l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, par la Russie et l’Iran. Il ne s’agit pas de comparer la nature des régimes. Mais dans leur engagement au coté de Bachar Al Assad, Moscou et Téhéran ont une stratégie et l’appliquent sans état d’âme et sans hésitations. Quant aux démocraties, elles se sont comportées jusqu’à présent comme elles le faisaient dans leur soutien à la République espagnole hier: avec un mélange de pusillanimité et de contradictions, incapables derrière les Etats-Unis de concevoir et d’appliquer une stratégie qui soit cohérente.

Tout cela va-t-il changer sous le double impact de Poutine d’une part et de la crise des réfugiés de l’autre ? L’aiguillon russe et la peur d’être noyé sous un afflux de réfugiés, vont-ils transformer la donne, alors que les centaines de milliers de mort syriens, des civils pour la plupart, n’avaient pas suffi à réveiller notre conscience ?

Shakespeare avait intitulé une de ses pièces de théâtre légère: « La Comédie des Erreurs ». Pour traiter du conflit actuel en Syrie, on serait tenté de parler de « La Tragédie des Erreurs ». Elles constituent, additionnées, une forme de catalogue de ce qu’il ne faut pas faire. Même si les hommes ont traditionnellement beaucoup de mal à tirer les leçons du passé, un petit retour en arrière s’impose si l’on entend passer à une phase nouvelle.

Le premier péché commis depuis les débuts de la guerre civile en Syrie, est un péché d’orgueil. Il passe par l’affirmation de la chute imminente du régime en place. « C’est une question de semaines, de mois tout au plus », dit-on alors, de Washington à Paris, en passant par Jérusalem. Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. D’autant plus qu’au moment même ou l’on annonce la fin inévitable du régime d’Assad, on ne fait rien, ou si peu, pour la précipiter.

L’auteur de ces lignes demeure persuadé – peut-être à tort – qu’il existait au début du processus révolutionnaire, une courte fenêtre d’opportunité, autrement dit qu’il y avait des forces d’opposition modérées qui auraient pu faire la différence, si l’on était venu à leur aide très rapidement et de manière significative. Il n’en a pas été ainsi. Prisonniers de nos doutes, légitimement obsédés par le sort des Chrétiens d’Orient, au point – et c’est une faute morale – d’en oublier les crimes commis par le régime, nous avons appliqué la pire des politiques, celle qui consiste à parler fort et à agir faiblement. Le point culminant de cette non stratégie a été atteint au début septembre 2013, lorsque l’Amérique d’Obama a laissé, sans réagir, Bachar Al Assad franchir une « ligne rouge », en utilisant des armes chimiques contre sa population.

Ce jour là, la Russie de Poutine a compris qu’elle pouvait avancer ses cartes en toute impunité, de l’est de l’Europe au cœur du Moyen-Orient.

En s’engageant militairement, comme elle le fait désormais directement et sur une grande ampleur depuis plusieurs semaines, la Russie a transformé le jeu, moins sans doute militairement sur le terrain, que sur un plan diplomatique.

Désormais il n’est plus possible politiquement, de « faire sans Moscou » et, c’est également un fait nouveau depuis l’accord sur le nucléaire iranien, sans Téhéran. Aucune solution diplomatique n’est envisageable à terme sans la participation active d’un « Club des Cinq » composé des Etats-Unis, de la Russie, de l’Iran, de l’Arabie Saoudite et de la Turquie, auxquels devraient se joindre des pays européens, comme la France, la Grande-Bretagne et sans doute l’Allemagne, sans oublier bien sûr, la représentante de l’Union Européenne.

Un compromis est-il envisageable? Cela dépendra avant tout de la capacité de Washington de définir enfin une stratégie, qui aille au delà de gestes purement symboliques, comme l’envoi de cinquante hommes des forces spéciales, pour aider à la reconquête de la ville de Raqqa.

Certes le pari de Moscou, se révélera peut-être avec le temps, comme une prise de risque excessive, avec des conséquences négatives à terme pour le régime russe. Il apparaît de plus en plus plausible que le charter russe qui s’est écrasé dans le Sinaï n’a pas été victime d’une défaillance technique de l’appareil, mais d’un engin explosif, comme l’affirmait une revendication de la branche égyptienne de Daech. Les Russes sont fiers de leur centralité retrouvée sur le plan international, mais pas à n’importe quel prix, non pas sur le plan financier –l’engagement russe coûte peu- mais avant tout humain. Le spectre de l’engagement soviétique en Afghanistan n’est pas si loin. Les Russes –militaires ou civils – ne sont pas prêts à mourir pour Damas et le maintien au pouvoir de la famille Assad.

La définition de nos priorités dans la région s’apparente à la quadrature du cercle. Idéalement toute politique passe par la reconnaissance d’une menace prioritaire, celle de Daech, qui n’oublierait pas pour autant le caractère criminel du régime Assad. Ce qui signifie sans doute un compromis. Le départ de Bachar n’est plus un préalable à l’ouverture des négociations, mais il n’y a pas d’accord final possible, sans son retrait de la scène politique. A Moscou d’en convaincre Téhéran.

http://www.lesechos.fr