Place de la République, 14 novembre 2015 © Keystone / Christophe Ena
Les cibles des attentats ne sont ni juives, ni militaires, ni politiques. Pourquoi les terroristes s’en sont-ils pris à la population jeune et hédoniste d’un quartier réputé pour sa vie nocturne? Entretien avec Alexandre Lacroix, de Philosophie magazine
Des jeunes. Une population un peu bohème, saisie dans un moment d’hédonisme rituel, la sortie du vendredi soir, dans un quartier branché réputé pour sa vie nocturne. Les cibles des attentats du 13 novembre ne sont ni juives, ni militaires, ni politiques. Et elles ne sont pas, non plus, les sièges du pouvoir. Or, le terrorisme ne frappe pas au hasard. Il pèse toujours la portée symbolique de ses actes. Pourquoi Daech a-t-il frappé, en cet endroit précis de Paris, cette population en particulier?
Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine et fin connaisseur de Paris, habite à quelques centaines de mètres du lieu des attentats. Après une courte nuit émaillée de coups de feu et de sirènes hurlantes, il évoque au téléphone la géographie symbolique de ces attaques.
Le Temps: Vous qui habitez dans ce quartier, que pensez-vous du choix des terroristes d’en faire leur cible?
Alexandre Lacroix: La Place de la République a été le centre du rassemblement populaire qui s’y est tenu après les attentats contre Charlie Hebdo. Depuis, elle s’est constituée en lieu de mémoire. Une population très mixte, très oecuménique, venaient se recueillir au pied de la statue, déposant des crayons et des fleurs devant les portraits des victimes. En raison de la charge symbolique du lieu, elle était placée sous forte protection.
Aujourd’hui, quand on regarde la carte des attaques, on voit que tout rayonne autour de cette place, et il apparaît clairement que c’était elle, la véritable cible des attaques. Seulement, parce qu’elle est très ouverte, qu’on ne peut pas y piéger une foule, qu’il n’y a plus de terrasse en son centre, et aussi, parce qu’elle fait l’objet d’une surveillance policière et militaire importante, elle ne constituait sans doute pas une cible directe possible.
Que peut-on dire de la population qui fréquente ce quartier, celle qui a été victime de ces attentats?
A l’heure qu’il est, on ne connaît pas le profil des victimes. Mais sur la base de ce qu’on imagine, on notera que c’est peut-être la première fois que des terroristes s’en prennent à des gens qui ont le même âge qu’eux. Dans l’Histoire, les anarchistes, les Brigades rouges, la Bande à Baader, c’était des jeunes qui s’en prenaient aux sièges du pouvoir, généralement occupés par des personnes plus âgée. Même lors les attentats de janvier, il y avait un fossé générationnel entre les frères Kouachi et la génération 68 incarnée par les dessinateurs de Charlie Hebdo. Au fond, ce qui frappe, dans les attaques d’hier, c’est d’imaginer des jeunes gens ouvrant le feu sur des lieux qu’ils auraient pu fréquenter eux-mêmes, à des terrasses de café, dans des salles de concert.
Tout de même, n’y a-t-il pas une portée symbolique dans le choix de cette population hédoniste et bobo?
A mon sens, c’est moins une population en particulier qui était visée, qu’un dispositif géographique. Il faut se rappeler que Paris vit sous un plan vigipirate, les lieux du pouvoir sont tous sous surveillance. Les terroristes s’en sont pris à des zones molles, des zones de liberté, celles, justement, où se déploie la vie nocturne. C’est sans doute par élimination des cibles possibles qu’ils ont fini par toucher cette population qui, par ailleurs, incarne aussi un certain multiculturalisme tranquille.
Quel genre d’impact psychologique, quelle prise de conscience, les attaques d’hier vont-elles provoquer sur cette population?
Après les attentats contre Charlie, il me semble que la prise de conscience a déjà été forte: la France est en guerre. Ces nouvelles attaques attestent qu’on a franchi un palier dans la pression de la terreur. Dans mon entourage, j’ai l’impression que les gens ont très bien intégré qu’un attentat terroriste prend six mois à préparer, et qu’on peut donc s’attendre à ce que nos vies soient ainsi, périodiquement, émaillées de ce type d’événements tragiques.
Je suis surpris, toutefois, de constater que, dès l’après-midi du 14 novembre, la vie a repris dans le quartier. Bien sûr, il y a une ambiance un peu particulière. Mais après l’heure du déjeuner, les terrasses étaient pleines, les magasins ouverts… J’en conclus qu’à Paris, il n’est pas si facile d’instiller la peur. Les gens ne s’arrêtent pas de vivre. Je suis impressionné par ce calme, qui contraste avec l’extrême violence des événements. Hier soir, à 400 mètres d’ici, des gens se sont fait abattre. J’ai entendu des tirs épars cette nuit, des sirènes incessantes. Et maintenant, les rues fourmillent de monde. Cela témoigne d’une force morale.
Etre confronté à la guerre, même sous cette forme diffuse et intermittante, n’aura-t-il pas un impact sur la jeunesse?
Mon sentiment, c’est que les jeunes auxquels on a à faire aujourd’hui appartiennent déjà à une génération «no bullshit». Ils ont intégré que la compétition économique allait rendre leur vie difficile. Ils ne croient pas aux lendemains qui chantent, ils savent que, quand ils auront 65 ans, le système français des retraites sera en faillite. C’est une génération pétrie de réalisme, contrairement aux babyboomers, qui ont été gâté par une situation économique paisible et prospère. Le point commun entre les victimes et les coupables des attentats d’hier, c’est l’absence de perspectives. Les terroristes sont ceux qui ont décidé de fuir dans le passage à l’acte.